VIII. Les configurations extraséquentielles

La conjonction paradoxale, nous le savons, peut sortir des limites de la séquence. Il nous reste par conséquent à envisager les schémas conjonctifs extraséquentiels tels qu’ils se manifestent au niveau matriciel ou à la surface du texte, et dans ce dernier cas, à l’intérieur du poème ou, transversalement, d’un poème à l’autre.

Le paradoxe peut sous-tendre l’organisation du texte. Ainsi, dans « Équipages »1305, une tension duelle s’exerce au niveau structurel, puisque le poème nous présente successivement deux modalités d’une même scène, l’une figée et hors du temps, l’autre vivante et plongée dans la contingence. Observons par parenthèse que le paradoxe ne serait pas facile à résoudre pour un lecteur occasionnel qui ne connaîtrait pas ‘« l’ambiguïté de l’imaginaire’ »1306 du poète ni sa propension à confronter l’homme aux deux versants de son destin. Mais pour l’heure, là n’est pas la question1307. Il importe en revanche de noter que la tension paradoxale s’inscrit dans la structure du poème.

« L’Oiseau »1308 et plus encore « Alter ego »1309 proposent aussi un modèle paradoxal. Dans chacun de ces poèmes sont en effet juxtaposés des discours contradictoires, quoique relatifs à une même expérience. Bref, ici encore le paradoxe sert de fondement à tout un poème. Celui-ci comporte alors des formules en série qui amènent à distinguer deux niveaux de paradoxes : en profondeur, la figure matricielle et, à la surface du texte, les multiples séquences qui en dérivent. Ainsi le paradoxe apparaît-il comme une forme-sens telle que l’a définie Henri Meschonnic dans Pour la poétique II :

‘Pour fonder ce qui est texte, on a proposé le concept de forme-sens. C’est un concept. Pas deux concepts, juxtaposés, mais une unité dialectique qui n’a plus rien à voir avec les notions idéalistes de forme ou de sens. [...] La forme-sens [...] inscrit, par son trait d’union, une synthèse dialectique du sujet de l’écriture avec l’objet-texte, et de l’objet-texte avec le sujet-lecteur.1310

Tel est bien le cas dans « Alter ego » où la « ‘synthèse dialectique’ » s’opère à partir d’un sentiment de division, de dualité, très perturbant pour le « sujet de l’écriture », tandis que « l’objet texte » déroule deux discours de bout en bout parfaitement parallèles dont l’impossibilité de se rencontrer est matérialisée typographiquement (les propos du double sont rapportés entre parenthèses). Quant au « sujet-lecteur », sa lecture passe par la perception du modèle qui informe tout le texte et dans le cas d’une oralisation, il lui faudra adopter deux tons différents pour marquer la distance qui sépare les deux énonciateurs.

Un autre type de configuration extraséquentielle peut se dessiner à l’intérieur du poème. On se souvient que peuvent être disposées en des points différents du texte des formules s’opposant diamétralement. C’est le cas dans « Le Forçat », où deux apostrophes s’opposent, séparées par deux longues strophes, aux vers 91-93 :

Pierre, pierre, sous ma main
Dans ta vigueur coutumière,
Pleine de mille lumières

et au vers 116 :

Pierre, obscure compagnie1311.

Sans doute la seconde est-elle préparée (cf. v. 94 : « Sous ton opaque maintien » ; v. 104 : « Tu pleurais dans les ténèbres ») et la contradiction, de ce fait, atténuée. Il n’empêche que les deux segments séparés par une vingtaine de vers entrent dans une relation paradoxale, que du reste le texte souligne en plaçant les deux éléments en début de strophe.

Des configurations d’un autre type vont s’ébaucher au sein de l’ensemble texte. Il s’agit de paradoxes non linéaires, dont les composants sont situés dans des poèmes différents. Certes, comme on l’a vu plus haut, des problèmes de perceptibilité peuvent alors se poser dans la mesure où les éléments constituants de ces configurations ne sont pas saisis ensemble par le lecteur. Il n’en reste pas moins que des tensions paradoxales fortes s’instaurent au niveau transtextuel et la description se doit d’en rendre compte.

Évidemment, la relation est d’autant plus lisible qu’elle s’appuie sur des poèmes voisins. C’est ainsi que dans « Le Sursis » et le texte suivant, le lecteur découvre deux représentations antagonistes de la mort :

Sa chair, ses vêtements
Ne sont qu’un même manque1312
Et l’on rencontre parfois, avenue du Bois,
De grandes familles de morts habillées de chair et d’étoffe comme vous et moi1313.

De même, à quelques pages de distance, et plus précisément à l’intérieur de la même section, « La terre chante », deux fragments produisent une relation paradoxale. Dans le premier poème de cette partie, la Terre déclare : « ‘Je me fais une place au fond de ce qui souffre’ »1314, manifestant ainsi sa solidarité avec les hommes. D’ailleurs, sa compassion est telle que son orbite en est affectée :

Des êtres dont la tête angoisse, aiguise l’air,
Font que le long du ciel mon ellipse est amère1315.

Sans doute se plaint-elle de notre aveuglement1316, mais elle reste proche de nous et si elle « ‘fait sécher au soleil sa détresse’ »1317, celle-ci s’explique pour l’essentiel par le malheur de ses habitants. Ce passage forme évidemment paradoxe avec ce que donne à lire « La Planète » quelques pages plus loin :

Sentez ...
Comme l’on éprouve vite
Qu’elle [la planète] nous met de côté.
[...]
Elle glisse et nous esquive
Feignant l’immobilité
Par majeure fausseté.
La renarde fait le mort
Et soudain d’un coup de patte,
Nous précipite en sa trappe
Et nous donne tous les torts1318.

Certes, la tension se relâche quelque peu si on prend en compte la différence de point de vue. Dans le premier poème, la Terre est l’énonciatrice, tandis dans que dans « La Planète », elle est présentée à la troisième personne. À l’évocation se mêlent donc les doléances des hommes. Cela dit, la tension demeure. Notons du reste que dans le poème suivant elle apparaît sous un jour encore différent : pas mesquine du tout, généreuse jusqu’à la prodigalité, mais dans le fond indifférente, préoccupée de ses seuls projets :

Éprise de ses fruits,
Distraite jour et nuit...
Voulez-vous une orange,
Voici tout l’oranger ;
Voulez-vous une plante,
Voici tout le verger.
Allongez-vous la main
Pour saisir une rose,
La terre n’en sait rien,
Vous n’êtes pas en cause.
Elle songe en son sein
À de nouvelles roses1319.

Bref, la structure paradoxale conjonctive que nous avons vue si souvent à l’oeuvre au niveau de la séquence se retrouve sur d’autres plans. Elle peut commander à l’organisation du texte ou instaurer des relations de tension logico-sémantique entre différents poèmes. Le même phénomène se retrouve donc à divers étages de structuration. La cohésion du texte ne peut que s’en trouver renforcée.

Notes
1305.

Gravitations, p. 173-174.

1306.

Michel Collot, Pléiade, Notes et variantes, p. 739.

1307.

Sur ce problème, v. chapitre IV (« Les contextes du paradoxe »).

1308.

Les Amis inconnus, p. 300-301.

1309.

Les Amis inconnus, p. 338-339.

1310.

Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973, p. 34.

1311.

Le Forçat innocent, p. 237-238.

1312.

Oublieuse mémoire, p. 536.

1313.

« Et l’on rencontre parfois, avenue du Bois... », Oublieuse mémoire, p. 537.

1314.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 507.

1315.

Ibid., p. 507-508.

1316.

P. 509.

1317.

P. 508.

1318.

Oublieuse mémoire, p. 512.

1319.

« La Terre », Oublieuse mémoire, p. 512.