a) Paradoxe et sagesse populaire

Sont concernées en premier lieu les formes qui traduisent une expérience ancestrale et par là rejoignent certains topoï de la sagesse populaire. Celle-ci regarde par nature au-delà des apparences, qu’elle suspecte toujours d’être trompeuses et en contradiction avec les essences — ce qui ne manque pas d’induire des paradoxes. La formule suivante s’inscrit dans cette tradition selon laquelle l’enveloppe cache souvent la vraie nature des êtres et des choses :

Pierre [...]
Pleine de mille lumières
Sous un opaque maintien1326.

De même, le vers :

Ce qui t’échappera même les yeux fermés1327

fait écho au stéréotype culturel qui, en prêtant une plus grande lucidité aux aveugles, suggère que le regard s’arrête aux apparences.

Au reste, la sagesse ancestrale renvoie dos à dos les extrêmes et l’excès lui semble tout aussi nuisible que le manque. Envisagée sous cet angle, cette double séquence voit s’atténuer pour une bonne part sa teneur paradoxale :

Trop grand le ciel trop grand je ne sais où me mettre
Trop profond l’océan point de place pour moi1328.

Car s’il n’est pas douteux que ces vers révèlent une inquiétude réelle devant l’immensité de l’espace, de par leur structure ils ne s’en inscrivent pas moins dans une tradition qui leur prête des accents bien connus. Ce paradoxe rejoint en effet la sagesse des nations, pour laquelle ‘« les extrêmes se touchent’ » (aussi relève-t-il de la même rhétorique que bien des proverbes ou adages populaires1329). La même explication vaudra pour la valorisation du voyage et de l’ailleurs. Certes, on trouverait sans peine un proverbe conseillant de ne pas s’éloigner de son clocher, mais la tradition inverse existe aussi et l’on peut considérer comme un topos la supériorité de la découverte et de l’exotisme —fût-ce au prix d’une mélancolie persistante — sur la sédentarité satisfaite :

Je sais une tristesse à l’odeur d’ananas
Qui vaut mieux qu’un bonheur ignorant les voyages1330.

D’autres topoï nourrissent le discours paradoxal. Ainsi l’amour filial est-il facilement assimilé à une sorte d’instinct et cette croyance diffuse trouve un écho dans les vers où le poète découvre les bijoux de sa mère :

Et sans les avoir jamais vus
Un à un je les reconnus1331.

De même, les nombreuses séquences paradoxales concernant la femme se rattachent à la représentation dominante, qui privilégie le mystère et le secret. À l’évidence, les ‘« purs ovales féminins qui ont la mémoire de la volupté’ »1332 y renvoient implicitement, de même que l’exclamation :

Ô familière inconnue !1333

Quant à l’être humain en général, on sait que dans la tradition judéo-chrétienne, il est pris dans un dualisme sans merci, tiraillé constamment entre le bien et le mal, la matière et l’esprit. Par là peut s’éclairer la double injonction de Dieu à sa créature :

Sois un dieu, sois un homme1334.

Notes
1326.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 237.

1327.

« Faire place », Les Amis inconnus, p. 344.

1328.

« Le Malade », Naissances, p. 553.

1329.

Cf. par exemple « Le trop, c’est comme le pas assez ».

1330.

« Serai-je un jour celui qui lui-même mena... », Débarcadères, p. 139.

1331.

« Les Bijoux », Comme des voiliers, p. 32-33.

1332.

« Derrière ce ciel éteint », Débarcadères, p. 126.

1333.

« À la femme », Oublieuse mémoire, p. 534.

1334.

« Dieu crée l’homme », La Fable du monde, p. 356.