Quant à la thématique concernant l’au-delà et plus précisément la transcendance et la mort, elle génère des paradoxes de par la profonde perplexité de l’esprit humain devant les mystères qu’elle soulève. On se souvient que pour Jeanne d’Arc, déjà, le poète avait inventé un espace paradoxal. Rien d’étonnant si un ange suscite lui aussi le paradoxe, puisque ses pouvoirs surnaturels échappent à la logique binaire :
Bien évidemment, Dieu fera l’objet de formules encore plus frappantes, mais toutes ne seront pas de même nature. Certes, nous le savons, le texte contient des séquences énergiques qui heurtent la représentation dominante en mettant des bornes au pouvoir divin, mais à l’inverse, il en est d’autres qui utilisent le paradoxe très conventionnellement pour évoquer la grandeur d’un Dieu inaccessible à l’entendement humain1342. Le point de vue est alors le suivant : puisque par essence la divinité transcende notre logique, Dieu ne peut que siéger au-dessus des contraires. Les paradoxes sont alors induits par le thème, ils se mettent au service d’une tradition séculaire et par là même, leur force reste limitée.
Le thème de la mort apporte lui aussi une atténuation interne à de nombreuses séquences. Déjà, le mot est ambigu, puisqu’il désigne tantôt la cessation de la vie, tantôt l’état qui s’ensuit pour l’éternité. On trouve la trace de cette ambiguïté dans « Tu disparais » :
où ultime et sans fin renvoient chacun à une acception différente. Haut lieu des ambivalences et des contradictions, défi lancé à l’intelligence et relevé par l’imagination, la mort induit des formules qui témoignent de l’effort d’un vivant pour concevoir avec ses propres outils une notion qui lui échappe obstinément :
Faute de mieux, l’homme pense le vide par le plein, l’absence par la présence et cela donne dans le texte :
Du reste, la mort a de tous temps inspiré des sentiments contradictoires et un espoir de délivrance peut coexister avec l’effroi devant le néant. On retrouve ici cet antagonisme :
Mais dans l’imaginaire collectif comme chez le poète, la « crainte » l’emporte souvent, ce que le paradoxe semble plus apte à exprimer qu’un langage platement univoque. Comment dire autrement, en effet, un pouvoir aussi inquiétant qu’inconcevable :
Par ailleurs, on s’en souvient, la mort est souvent présentée comme un prolongement de la vie. Entre les deux, pas de rupture : le dualisme de Supervielle, essentiellement dynamique, exige une libre circulation entre les deux pôles de cette opposition comme de toute autre. Mais la mort comme un écho assourdi de la vie, cela nous renvoie à une croyance très largement répandue. De fait, des formules comme « ‘larmes sans yeux »1348, « toucher sans les doigts’ »1349 évoquent une tradition que l’on reconnaît sans peine : il erre dans l’au-delà des esprits qui ont gardé le souvenir de leur corps, bref, des fantômes. Quant à la caractérisation :
elle s’explique elle aussi par cette représentation, mais également par l’association très répandue de la mort à un silence infini. Ce dernier lieu commun peut engendrer des séquences plus troublantes encore :
mais tout bien pesé, ces paradoxes relèvent d’une démarche connue : puisque la mort ne se laisse pas appréhender, parlons-en avec des mots de vivants et rappelons sans cesse qu’ils ne sont pas adéquats.
Bref, les thématiques liées à la mort et à la transcendance tout à la fois induisent et désamorcent les paradoxes : par le mystère qu’elles recèlent, elles génèrent des formules paradoxales que, du même coup, elles contribuent à résoudre.
« L’Ange des catacombes », L’Escalier, p. 589.
Cf., entre autres, les séquences suivantes :
« Sans bouger je déambule et je vais de ciel en ciel »
(« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368)
« Dieu allant à pas de géant
De l’un à l’autre tout le temps
Sans avoir besoin de bouger
Ni quitter son monde étagé »
(« La Colombe », Oublieuse mémoire, p. 494)
« Et malgré sa taille humaine
Dieu pouvait se pencher sans effort sur les monts immenses et les vallées,
Il était toujours à l’échelle »
(« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522).
1939-1945, p. 443.
« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 446.
« Je suis une âme qui parle... », Les Amis inconnus, p. 308.
« Offrande », Gravitations, p. 205.
« Puisque nos battements... », La Fable du monde, p. 380.
« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.
Ibid.
« Au feu ! », Gravitations, p. 227.
« Maladie », 1939-1945, p. 466.