c) Les paradoxes métaphysiques

Quant à la thématique concernant l’au-delà et plus précisément la transcendance et la mort, elle génère des paradoxes de par la profonde perplexité de l’esprit humain devant les mystères qu’elle soulève. On se souvient que pour Jeanne d’Arc, déjà, le poète avait inventé un espace paradoxal. Rien d’étonnant si un ange suscite lui aussi le paradoxe, puisque ses pouvoirs surnaturels échappent à la logique binaire :

Tu fais face de tous côtés
Sans avoir à te morceler
[...]
Ton miracle, ô doux entêté,
C’est d’être là quand tu t’absentes1341.

Bien évidemment, Dieu fera l’objet de formules encore plus frappantes, mais toutes ne seront pas de même nature. Certes, nous le savons, le texte contient des séquences énergiques qui heurtent la représentation dominante en mettant des bornes au pouvoir divin, mais à l’inverse, il en est d’autres qui utilisent le paradoxe très conventionnellement pour évoquer la grandeur d’un Dieu inaccessible à l’entendement humain1342. Le point de vue est alors le suivant : puisque par essence la divinité transcende notre logique, Dieu ne peut que siéger au-dessus des contraires. Les paradoxes sont alors induits par le thème, ils se mettent au service d’une tradition séculaire et par là même, leur force reste limitée.

Le thème de la mort apporte lui aussi une atténuation interne à de nombreuses séquences. Déjà, le mot est ambigu, puisqu’il désigne tantôt la cessation de la vie, tantôt l’état qui s’ensuit pour l’éternité. On trouve la trace de cette ambiguïté dans « Tu disparais » :

La lune qui te suit prend tes dernières forces
Et te bleuit sans fin pour ton ultime jour1343,

ultime et sans fin renvoient chacun à une acception différente. Haut lieu des ambivalences et des contradictions, défi lancé à l’intelligence et relevé par l’imagination, la mort induit des formules qui témoignent de l’effort d’un vivant pour concevoir avec ses propres outils une notion qui lui échappe obstinément :

Avez-vous vu mes yeux errer dans ces parages
Où le loin et le près ignorent les rivages1344.

Faute de mieux, l’homme pense le vide par le plein, l’absence par la présence et cela donne dans le texte :

Et maintenant me voici
Agenouillée sans genoux
[...]
De mon absence de tête
À mon absence de pieds
Comme une triste marée
Qui se ferait sans la mer1345.

Du reste, la mort a de tous temps inspiré des sentiments contradictoires et un espoir de délivrance peut coexister avec l’effroi devant le néant. On retrouve ici cet antagonisme :

Notre crainte de mourir
Notre douceur de mourir1346.

Mais dans l’imaginaire collectif comme chez le poète, la « crainte » l’emporte souvent, ce que le paradoxe semble plus apte à exprimer qu’un langage platement univoque. Comment dire autrement, en effet, un pouvoir aussi inquiétant qu’inconcevable :

Elle aime mieux passer
Par les portes fermées1347.

Par ailleurs, on s’en souvient, la mort est souvent présentée comme un prolongement de la vie. Entre les deux, pas de rupture : le dualisme de Supervielle, essentiellement dynamique, exige une libre circulation entre les deux pôles de cette opposition comme de toute autre. Mais la mort comme un écho assourdi de la vie, cela nous renvoie à une croyance très largement répandue. De fait, des formules comme « ‘larmes sans yeux »1348, « toucher sans les doigts’ »1349 évoquent une tradition que l’on reconnaît sans peine : il erre dans l’au-delà des esprits qui ont gardé le souvenir de leur corps, bref, des fantômes. Quant à la caractérisation :

[...] un accent qui ressemble à celui du silence1350,

elle s’explique elle aussi par cette représentation, mais également par l’association très répandue de la mort à un silence infini. Ce dernier lieu commun peut engendrer des séquences plus troublantes encore :

[...] une oreille qui déjà distingue les bruits à rebours,
Une oreille pour silences et fermée à tous les bruits1351,

mais tout bien pesé, ces paradoxes relèvent d’une démarche connue : puisque la mort ne se laisse pas appréhender, parlons-en avec des mots de vivants et rappelons sans cesse qu’ils ne sont pas adéquats.

Bref, les thématiques liées à la mort et à la transcendance tout à la fois induisent et désamorcent les paradoxes : par le mystère qu’elles recèlent, elles génèrent des formules paradoxales que, du même coup, elles contribuent à résoudre.

Notes
1341.

« L’Ange des catacombes », L’Escalier, p. 589.

1342.

Cf., entre autres, les séquences suivantes :

« Sans bouger je déambule et je vais de ciel en ciel »

(« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368)

« Dieu allant à pas de géant

De l’un à l’autre tout le temps

Sans avoir besoin de bouger

Ni quitter son monde étagé »

(« La Colombe », Oublieuse mémoire, p. 494)

« Et malgré sa taille humaine

Dieu pouvait se pencher sans effort sur les monts immenses et les vallées,

Il était toujours à l’échelle »

(« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522).

1343.

1939-1945, p. 443.

1344.

« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 446.

1345.

« Je suis une âme qui parle... », Les Amis inconnus, p. 308.

1346.

« Offrande », Gravitations, p. 205.

1347.

« Puisque nos battements... », La Fable du monde, p. 380.

1348.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

1349.

Ibid.

1350.

« Au feu ! », Gravitations, p. 227.

1351.

« Maladie », 1939-1945, p. 466.