Un autre thème atténue notablement les formules qu’il suscite par le même phénomène d’induction-réduction : il s’agit de l’écriture et de ses bienfaits. C’est en effet devenu un poncif d’attribuer des vertus thérapeutiques à la création littéraire, même quand elle reste étroitement liée au vécu quotidien. Autrement dit, selon le discours dominant, on dépasse ses souffrances en les exprimant, ou du moins on apprend à mieux vivre avec elles. Les vers qui suivent développent ce topos paradoxal :
de même que, dans Naissances, le discours illustratif qui suit l’affirmation générale : « ‘Les mots les plus retors désarment sous ma plume’ »1353.
En outre, l’image du poète qui se dégage des paradoxes rejoint à bien des égards les stéréotypes véhiculés par la doxa. En effet, dans nos sociétés, l’artiste se positionne globalement en marge, il rompt avec les modèles les plus répandus et, selon le discours dominant, le portrait du poète comporte notamment ces quelques traits : dilettante, distrait, vivant dans un monde qui n’appartient qu’à lui et condamné de ce fait à une irréductible solitude. On l’a vu, chez Supervielle, de nombreuses séquences paradoxales répondent à cette représentation1354.
Il apparaît donc que le thème et éventuellement tel ou tel motif s’y rattachant peuvent influer notablement sur la teneur paradoxale d’une séquence : en fait, ils limitent l’impact de la figure en même temps qu’ils l’induisent. Certains paradoxes sont en effet plus « convenus » que d’autres. Cela se vérifie dans les domaines qui touchent à la sagesse ancestrale, dont le discours se fait entendre chaque fois que l’expérience dément les données immédiates des sens, ou lorsque coexistent plusieurs doxas, l’une prenant évidemment le contre-pied de l’autre. De même, les schémas dualistes induisent ici des juxtapositions paradoxales. Le thème, également, appelle le paradoxe lorsqu’il défie l’intelligence, c’est-à-dire quand il pose des questions vouées à rester sans réponse (sur la transcendance, notamment, ou sur la mort) : l’étendue du mystère et la perplexité de l’homme qui l’envisage entraînent alors tout naturellement le dépassement de la loi de non-contradiction dans une dynamique qui accepte, sinon recherche, le paradoxe. Enfin, la création et tout particulièrement l’écriture poétique sont des thèmes généralement porteurs de représentations marginalisantes : l’artiste n’est pas un homme comme les autres, prétend la doxa ; son comportement ne peut donc être que paradoxal.
« Mes frères qui viendrez, vous vous direz un jour... », Les Amis inconnus, p. 311-312.
Rappelons ces vers déjà cités :
« Même le mot vieillard redoutable entre tous
Fait pivoter vers moi un tout neuf tournesol
Brillant comme un jeune homme.
Hache du désespoir taciturne en ma main
Tu te mets à chanter comme fait l’espérance »
(« Le Malade », Naissances, p. 553).
Cf. par exemple :
« Il faut peiner même pour ne rien faire »
(« Interrogations », Oublieuse mémoire, p. 532)
« Le poète vit dans une grande forêt où le coucou sonne des heures insensées. Voici 3 heures et, après une pause de quelques secondes à peine, voilà 9 heures qui sonnent et 21 heures »
(« Chercher sa pensée », Le Corps tragique, p. 653)
« Le poète fait de la solitude et du mystère même avec les visages les plus aimés, les plus quotidiens »
(Ibid., p. 654).
On pourra objecter que certaines de ces citations se prêtent à plusieurs lectures, notamment la première : 1. Ne rien faire fatigue (interprétation accréditant l’image du poète « dilettante ») ; 2. Beaucoup d’efforts, parfois, n’aboutissent à rien. Même si le contexte nous oriente vers la seconde interprétation, la première ne s’efface pas complètement et le topos dominant reste présent en filigrane, du moins si l’on admet qu’en littérature, et qui plus est en poésie, « plusieurs choses sont signifiées en même temps, sans que le lecteur soit requis de choisir entre elles » (Paul Ricoeur, La Métaphore vive, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1975, p. 118).