D. La tradition du paradoxe

Le paradoxe possède en outre une tradition propre. La poésie française est en effet parcourue par un courant paradoxal très ancien. Certes, cela ne nous autorise pas à postuler une filiation. Ressemblance ne signifie pas influence. Cependant, il s’est constitué au fil des siècles une tradition qu’on ne peut négliger : le paradoxe et plus précisément l’oxymore portent la marque d’une certaine rhétorique qui fait grand cas de l’habileté, des audaces verbales, de l’artifice. Bref, la figure n’est pas « innocente », si bien qu’une séquence reproduisant sa forme canonique (substantif + adjectif antinomiques) sentira peser sur elle une longue histoire. Après tout, les suites « ‘amis inconnus » ou « sur place à toute allure’ »1358 ne diffèrent en rien de « la folle sagesse » ou de « l’arrêt mouvant » de Chartier1359. En maniant l’oxymore, les poètes du moyen-âge, puis ceux de l’époque baroque et les précieux y ont laissé leur empreinte, de sorte que la figure est devenue inséparable de son histoire et que son usage répété renvoie à une tradition maniériste longtemps cultivée par d’habiles faiseurs prêts à toutes les audaces pourvu qu’elles fussent bien tournées.

À quoi nous conduisent ces remarques ? À constater que les figures les plus efficaces ne sont pas forcément celles qu’on pense. Une tradition rhétorique semble bien affaiblir les oxymores au dessin trop parfait : le choc lexical y est à son comble, mais il rend un son de convention. On voit par là que l’efficacité d’une figure ne peut s’apprécier indépendamment de son histoire.

Notes
1358.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 510.

1359.

Auteur, notamment, de poèmes courtois (v. 1385-v. 1433).