2. Paradoxe et histoire

Le rôle de l’histoire événementielle dans la « justification » du paradoxe n’est pas non plus à négliger, en particulier dans la deuxième moitié de l’oeuvre, c’est-à-dire lorsque le poète ne se concentre plus sur l’affrontement de ses « monstres »1360 intimes et qu’en même temps la gravité des événements l’interpelle1361. C’est donc, à quelques exceptions près1362, l’histoire récente ou en train de s’écrire qui pénètre dans l’univers poétique — et permet de décoder bien des paradoxes.

À plusieurs reprises, celle-ci fournit en effet un cadre de référence des plus explicites. Le titre 1939-1945 en apporte la preuve, la poésie de Supervielle reconnaît sans détour ses liens avec l’histoire. Parmi beaucoup d’autres, ces quelques vers le confirment, non sans préciosité :

Au milieu du danger
S’éteint quelque merveille
Qui préfère mourir
Pour ne pas nous trahir
En demeurant pareille 1363.

La séquence s’éclaire par la thématique de la guerre : dans un tel contexte, perdurer dans son être serait une trahison. Le même souci de rattacher sans équivoque le poème à la situation historique, en l’occurrence l’occupation allemande, se manifeste dans le titre et le sous-titre (« France / (1943) ») qui précèdent ces énoncés paradoxaux :

France, tu nous bandes les yeux
Nous ne pouvons plus voir que toi.
[...]
Ô prisonnière, ô souveraine1364.

Bien évidemment, la mention de la date reste un procédé parmi d’autres. Un titre-dédicace tel que « À nos amis hongrois » dans un recueil paru en 1959 — et à plus forte raison deux ans plus tôt dans un hommage collectif ou dans Le Figaro littéraire — est aussi explicite que des chiffres. Autrement dit, la référence à un événement de l’histoire contemporaine connu de tous ne peut manquer d’atténuer la tension sémantique entre ces deux vers :

Nous qui ne croyons pas
Nous qui prions pour vous1365

La séquence se lit comme un « paradoxe de circonstance » : c’est en effet la situation sans issue des dédicataires qui amène à se tourner vers Dieu même les incroyants. De même, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le titre « Guerre et paix sur la terre » renvoie à des événements inscrits dans toute les mémoires et le paradoxe, ainsi contextualisé, prend un sens imagé qui l’atténue :

Et chacun avait à la bouche le goût de ses propres cendres1366.

Mais le contexte sait se faire plus allusif. Ainsi les deux comparaisons :

Le monde est devenu fragile
Comme une coupe de cristal
[...]
Un roc est aussi vulnérable
Qu’une rose sur un rosier

tout comme l’invitation finale :

Regagnons vite nos nuages
Puisqu’il n’est pas d’asile sûr
Dans le solide et dans le dur1367

sont situées historiquement, mais de façon volontairement imprécise. En effet, le poème où elles figurent, publié dans un premier temps en revue sous le titre « 1953 », a été rebaptisé « Notre ère » au moment d’être recueilli dans L’Escalier. Autrement dit, le titre initial, qui « ‘explicitait plus nettement le contexte historique de ce poème’ »1368 par sa référence à une année particulièrement troublée (une sérieuse menace de guerre atomique pesait alors sur le monde), a été remplacé par une « ‘version [qui] prend plus de distance vis-à-vis de l’actualité immédiate’ »1369.

Ainsi le paradoxe peut-il être situé d’après des paramètres extratextuels. D’abord, il s’inscrit dans une tradition qui influe sur sa réception. Plus précisément, sa prévisibilité et à l’inverse son audace dépendent étroitement de cette tradition. Aussi convient-il pour en juger de prendre en compte le statut de la séquence au regard du code général, son thème, le genre ou le sous-genre dont elle relève, sa tonalité, sans oublier l’histoire spécifique du discours paradoxal. Bref, l’axe diachronique permet de l’éclairer. Mais s’il subit l’influence de sa propre tradition, le paradoxe peut aussi être une réponse à l’histoire événementielle, d’où il tire alors sa justification, voire sa légitimité en tant que figure d’élection de la résistance à la tyrannie et au bellicisme.

Notes
1360.

Cf. Octave Nadal, op. cit., p. 265.

1361.

Ces deux conditions devaient être réunies pour que l’histoire fût prise en compte. Ainsi, pendant la guerre de 14-18, la priorité était encore pour le poète de se couper du monde extérieur, de s’isoler par l’écriture :

« Je vous prends à témoin, encrier, plume,

Pour la première fois me voilà seul,

Et de mon gros tabac noiraud je vous enfume.

Je ne désire rien que d’être avec moi-même,

Je place mes pensers chers en face de moi,

Et je leur dis : “Causons,

De ce que vous voudrez, sans aucune façon,

Ou bien, doucement, restons cois” »

(« Encrier, oasis noire... », Poèmes, p. 87).

1362.

Cf. notamment les séquences concernant Jeanne d’Arc.

1363.

« Paris », 1939-1945, p. 410.

1364.

1939-1945, p. 415.

1365.

Le Corps tragique, p. 613.

1366.

Oublieuse mémoire, p. 527.

1367.

« Notre ère », L’Escalier, p. 586.

1368.

Pléiade, Notes et variantes, p. 1008.

1369.

Ibid.