A. Leur place dans le poème

Où peut-on s’attendre à trouver ces paradoxes forts ? Très logiquement, ils se situent volontiers en position inaugurale, là où le texte n’a pu les préparer ni les atténuer — ainsi à l’ouverture du recueil dans Le Forçat innocent :

Je ne vois plus le jour
Qu’au travers de ma nuit1375

et, plus discrètement, dans Naissances, où les « chevaliers », au lieu de se conformer à l’imaginaire collectif en redressant les torts et en protégeant les faibles, s’apprêtent à « massacrer un coeur » :

Chevaliers de la nuit blanche, [...]
On se heurte, on chuchote, on se félicite
Avant de repartir pour massacrer un coeur1376.

En outre, le poème s’ouvre volontiers par une séquence forte, comme l’attestent ces quelques incipit qui entrent de plain-pied dans le paradoxe :

Solitude, tu viens armée d’êtres sans fin dans ma propre chambre1377
Chaque objet séparé de son bruit, de son poids1378
Quand nul ne la regarde,
La mer n’est plus la mer1379
Tout est pareil chez l’homme qui se dresse
Pour voir le fond de ce qui le morfond1380
Le monde allait à reculons
Vers son commencement polaire1381.

Mais le « paradoxe fort » peut aussi se glisser à l’intérieur du poème, comme en témoigne l’apparition de cette formule après dix vers tout empreints de sérénité :

Nous luisons comme la mort1382.

Enfin, la forme forte s’impose parfois en position finale, notamment quand le poème s’achève en parcourant une structure bipolaire récurrente telle que bruit-silence :

Et je restais interdit
Comme un coquillage gris
Déserté par l’océan
Et dont le silence et l’âge
Bourdonnaient seuls sur la plage1383
Le silence perd le nord
Et chantonne dans la mort1384.

À la clôture, la forme forte peut aussi donner la clé du poème, en expliquer l’origine, ce qui reconnaît au paradoxe un rôle important dans l’engendrement du texte :

Qu’il me suffise de te dire
Que c’est ton sage testament
Qui par secret renversement
M’emprisonna dans ce délire1385.

Ainsi voit-on apparaître dans ces formes fortes des constantes et de légères différences induites par leur place. Dans tous les cas, elles posent fermement l’originalité de l’univers poétique. D’emblée elles produisent une touche de ce « mystère », que Jean Paulhan, l’ami le plus proche et le conseiller le plus écouté de Supervielle, caractérisait d’un double oxymore : « ‘Il est inconcevable, mais banal ; obscur, mais rayonnant’ »1386. Ce « mystère », en l’occurrence, est produit par des forces qui, tantôt menacent l’intégrité de l’univers poétique, tantôt la renforcent de liens multiples. En ouverture, et plus rarement en finale, les paradoxes forts témoignent en outre du pouvoir stimulant de la relation paradoxale dans l’expérience poétique. Mais le contexte large — nous entendons ici le « contexte oeuvre » — va induire pour ces formes une autre lecture, complémentaire de celle-ci.

Notes
1375.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.

1376.

« Insomnie », Naissances, p. 541.

1377.

« Le Poids d’une journée », Les Amis inconnus, p. 331.

1378.

« Le Monde en nous », Les Amis inconnus, p. 340.

1379.

« La Mer secrète », La Fable du monde, p. 402.

1380.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

1381.

« Le monde allait à reculons... », Le Corps tragique, p. 604.

1382.

« La Terre », Débarcadères, p. 143.

1383.

« Confusion », Oublieuse mémoire, p. 535.

1384.

« Survivre », Oublieuse mémoire, p. 538.

1385.

« Testament », 1939-1945, p. 469.

1386.

Clef de la poésie, Gallimard, 1944, réédit. 1989, p. 19.