Où peut-on s’attendre à trouver ces paradoxes forts ? Très logiquement, ils se situent volontiers en position inaugurale, là où le texte n’a pu les préparer ni les atténuer — ainsi à l’ouverture du recueil dans Le Forçat innocent :
et, plus discrètement, dans Naissances, où les « chevaliers », au lieu de se conformer à l’imaginaire collectif en redressant les torts et en protégeant les faibles, s’apprêtent à « massacrer un coeur » :
En outre, le poème s’ouvre volontiers par une séquence forte, comme l’attestent ces quelques incipit qui entrent de plain-pied dans le paradoxe :
Mais le « paradoxe fort » peut aussi se glisser à l’intérieur du poème, comme en témoigne l’apparition de cette formule après dix vers tout empreints de sérénité :
Enfin, la forme forte s’impose parfois en position finale, notamment quand le poème s’achève en parcourant une structure bipolaire récurrente telle que bruit-silence :
À la clôture, la forme forte peut aussi donner la clé du poème, en expliquer l’origine, ce qui reconnaît au paradoxe un rôle important dans l’engendrement du texte :
Ainsi voit-on apparaître dans ces formes fortes des constantes et de légères différences induites par leur place. Dans tous les cas, elles posent fermement l’originalité de l’univers poétique. D’emblée elles produisent une touche de ce « mystère », que Jean Paulhan, l’ami le plus proche et le conseiller le plus écouté de Supervielle, caractérisait d’un double oxymore : « ‘Il est inconcevable, mais banal ; obscur, mais rayonnant’ »1386. Ce « mystère », en l’occurrence, est produit par des forces qui, tantôt menacent l’intégrité de l’univers poétique, tantôt la renforcent de liens multiples. En ouverture, et plus rarement en finale, les paradoxes forts témoignent en outre du pouvoir stimulant de la relation paradoxale dans l’expérience poétique. Mais le contexte large — nous entendons ici le « contexte oeuvre » — va induire pour ces formes une autre lecture, complémentaire de celle-ci.
« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.
« Insomnie », Naissances, p. 541.
« Le Poids d’une journée », Les Amis inconnus, p. 331.
« Le Monde en nous », Les Amis inconnus, p. 340.
« La Mer secrète », La Fable du monde, p. 402.
« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.
« Le monde allait à reculons... », Le Corps tragique, p. 604.
« La Terre », Débarcadères, p. 143.
« Confusion », Oublieuse mémoire, p. 535.
« Survivre », Oublieuse mémoire, p. 538.
« Testament », 1939-1945, p. 469.
Clef de la poésie, Gallimard, 1944, réédit. 1989, p. 19.