B. L’intégration des formes fortes

Comment un univers préférant la continuité à la rupture peut-il s’accommoder de ces tensions contradictoires ? En fait, les paradoxes forts trouvent, sinon leur résolution, du moins une atténuation par référence au « contexte oeuvre ». C’est ainsi que la séquence qui clôture l’un des poèmes de « Peurs » :

Laissez ce corps d’homme tranquille,
Jamais vous ne pourrez l’atteindre
Dans les lointains qui sont en lui1387

s’intègre à la logique d’ensemble du code textuel pour qui connaît « la correspondance profonde de l’espace intérieur et de l’espace extérieur, si souvent évoquée dans la poésie de Supervielle »1388. De même, ces fragments :

Quand nul ne la regarde,
La mer n’est plus la mer1389
La mer n’est jamais loin de moi,
[...]
Même en un cirque de montagnes
Et tout enfoncé dans les terres,
Je me retourne et c’est la mer1390

sont moins déroutants si on les rapproche de ceux qui, dans d’autres poèmes, expriment l’importance du regard et de son pouvoir sur le monde des choses, voire un idéalisme faisant dépendre l’objet du seul sujet. Similairement, ces formules qui induisent de façon plus ou moins abrupte une temporalité paradoxale :

Et tout coeur qui s’est arrêté
Ne bat plus que d’avoir été1391
Tu gravis cent mille ans sans sortir du jardin
Et puis tu les descends, les siècles assassins1392
Le monde allait à reculons
Vers son commencement polaire1393

s’éclairent pour un lecteur déjà familier du temps superviellien dont on sait qu’il se parcourt dans les deux sens et qu’il fait parfois coexister des époques différentes. En d’autres termes, la clé de ces paradoxes se trouve dans la « grammaire » de l’oeuvre où présent et passé ne s’excluent pas, où, plus précisément, le second perdure dans le premier, de même que la vie dans la mort.

Bref, des jeux d’écho parcourent l’oeuvre et lui confèrent une cohérence propre en même temps qu’ils intégrent les paradoxes forts. Ainsi, la formule :

Un homme grand, barbu et plusieurs fois lui-même 1394

serait à coup sûr plus impénétrable si ailleurs de nombreux phénomènes de dédoublement (cf. par exemple « Alter ego »1395) et des dissociations au sein même de l’instance énonciatrice n’y préparaient indirectement. De même, en se répétant, la séparation de la partie et du tout tend à « grammaticaliser » une forme telle que :

Ces ailes d’oiseaux près d’oiseaux sans ailes
Volant malgré tout comme à tire d’ailes1396.

L’exemple du bestiaire va dans le même sens. Les ‘« grands loups familiers’ »1397, s’ils restent énigmatiques, trouvent forcément leur place dans un univers où le lion « s’efface » tout effrayé devant l’antilope1398, où le tigre ne se montre pas plus hardi1399, où même les chevaux1400, le chien1401 et les oiseaux1402 sont inducteurs de paradoxes — ou du moins impliqués dans des rapports paradoxaux.

Il apparaît par conséquent que la thématique joue un rôle intégrateur considérable pour ces formes fortes et ce, à un double niveau. D’abord, l’ensemble des structures thématiques binaires, en effaçant les frontières entre les contraires, instaure un code qui rend acceptables des séquences telles que :

Mais, ô raison, n’es-tu pas déraison
Qui dans mon crâne aurait changé de nom [...] ?1403
Ne serais-je plus certain
Que des formes incertaines ?1404
Dans l’oubli de mon corps
Et de tout ce qu’il touche
Je me souviens de vous1405
Pleurer de joie c’est pleurer de détresse1406.

Ensuite, chaque thème binaire contribue plus précisément à l’intégration des formules paradoxales qu’il induit. La lecture de l’oeuvre permet par exemple de saisir des relations entre les segments, paradoxaux ou non, qui par des phénomènes à répétition de réflexion du bas vers le haut, d’inversion de la profondeur, de vertige ascensionnel et d’attraction céleste, assurent l’intégration des séquences suivantes :

Tout est pareil chez l’homme qui se dresse
Pour voir le fond de ce qui le morfond1407
Et porté sur l’abîme où s’engouffre le ciel,
J’entends le souffle en moi des étoiles en marche1408.

Il en va évidemment de même pour les autres structures thématiques en continuum telles que silence-bruit, vie-mort. Dès lors que l’ensemble des recueils nous propose de façon récurrente la cohabitation du silence et du bruit — au point que chaque contraire peut devenir à tout instant l’avatar de l’autre —, le lecteur de l’oeuvre est à même d’intégrer au code textuel ces formes fortes :

Le silence perd le nord
Et chantonne dans la mort1409
Dans le grand mutisme des cieux
Sonne un cor très silencieux1410.

De même, puisque dans le contexte général, les morts n’ont pas complètement rompu avec les vivants, que vie et mort, loin de s’exclure, sont unis par une essence commune, le lecteur familier de l’oeuvre ne percevra aucune incompatibilité entre la ruée des « ‘morts à la guerre’ » impatients de participer à « ‘l’humble fête générale’ »1411 et les lois de l’univers poétique.

D’ailleurs, la référence à l’oeuvre pour « comprendre » le poème peut se faire explicite. En intitulant une section de Naissances « Nouveaux poèmes de Guanamiru », Supervielle nous renvoie à un ensemble de poèmes écrits vingt-cinq ans plus tôt, mais aussi à un monde gouverné par une imagination débridée, exceptionnellement dotée d’un pouvoir quasi-absolu. Grâce à cette référence, le lecteur sera à même d’interpréter un paradoxe fort tel que celui-ci :

L’autre moitié [de la terre] est dans la nuit où se façonnent et déjà conspirent
De sombres soleils en tournoyante formation1412,

c’est-à-dire qu’il va le relier à un code spécifique qui l’aurait intégré sans difficulté.

En somme, la situation de ces paradoxes varie selon l’angle de vue : en conflit avec le code textuel pour qui n’envisage qu’un contexte réduit, ils s’y conforment tout naturellement si l’on se réfère au contexte oeuvre. En d’autres termes, si les paradoxes forts nous apparaissent comme des formes impénétrables à la seule lumière du contexte proche, les contradictions qu’ils proposent s’atténuent à proportion de la largeur du cadre. Car dès lors que se multiplient les renvois à d’autres séquences similaires situées dans d’autres recueils, les formules les plus audacieuses tendent à se « grammaticaliser ». Il apparaît donc que la lecture des paradoxes, comme la lecture « tout court », suscite des interprétations différentes selon l’empan pris en considération, le poème ou son environnement immédiat d’une part, l’oeuvre intégrale ou plusieurs recueils d’autre part : dans le premier cas, le paradoxe fort résiste à l’intégration et la tension paradoxale se maintient avec vigueur, dans le second, cette tension se réduit et la formule entre dans un système d’annonces et de rappels, bref de correspondances, qui assure son assimilation par le code textuel.

Notes
1387.

« Quatorze voix en même temps... », Le Forçat innocent, p. 277.

1388.

Françoise Brunot-Maussang, Pléiade, Notes et variantes, p. 948.

1389.

« La Mer secrète », La Fable du monde, p. 402.

1390.

« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.

1391.

« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 458.

1392.

« Le Coq », Oublieuse mémoire, p. 511.

1393.

« Le monde allait à reculons... », Le Corps tragique, p. 604.

1394.

« Quand le sombre et le trouble et tous les chiens de l’âme... », La Fable du monde, p. 383.

1395.

Les Amis inconnus, p. 338-339.

1396.

« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.

1397.

« Insomnie », Naissances, 541.

1398.

« L’Antilope », Les Amis inconnus, p. 334.

1399.

Ibid.

1400.

Cf. chapitre III. V. aussi « Protégeons de la main ta lumière, mon coeur... », Les Amis inconnus, p. 325. ; « Allons, mettez-vous là au milieu de mon poème... » et « Chevaux sans cavaliers », La Fable du monde, p. 391-392 et 403.

1401.

V. en particulier « Plein ciel », Le Forçat innocent, p. 285-286 et « Sort-il de moi ce chien avec sa langue altière... », Naissances, p. 544.

1402.

V. notamment « L’Oiseau » et « Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 300 et 325-326 ; « Arbres malgré les événements... », La Fable du monde, p. 384-385 ; « Aérien bestiaire », 1939-1945, p. 440 et « Ce peu... », ibid. ; « L’Oiseau de vie », Oublieuse mémoire, p. 493 ; « Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574-575 ; « Une apparition tonnante de corbeaux... », Le Corps tragique, p. 599.

1403.

« L’Ironie », L’Escalier, p. 579.

1404.

« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.

1405.

« Dans l’oubli de mon corps », La Fable du monde, p. 391.

1406.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

1407.

Ibid.

1408.

« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 446.

1409.

« Survivre », Oublieuse mémoire, p. 538.

1410.

« Le héraut du soleil s’avance... », Le Corps tragique, p. 617.

1411.

« Guerre et paix sur la terre », Oublieuse mémoire, p. 528.

1412.

« Confiance », Naissances, p. 555.