A. Le «  contexte recueil  »

Pour qui suit la progression d’un recueil, conformément au voeu du poète, qui attachait la plus grande importance à la composition de ses oeuvres, les relations se multiplient entre les énoncés paradoxaux si bien que des réseaux se constituent d’un bout à l’autre du recueil — et inversement les paradoxes se lisent en référence à ces réseaux, qui les atténuent par la cohérence qu’ils instaurent. Ainsi, pour s’en tenir à une seule séquence de Gravitations, les « ‘mille poissons sans visage » de « Haute mer’ »1413 seront perçus comme moins paradoxaux du simple fait que la même loi s’applique aux humains :

De loin voici que m’arrive
Un clair visage sans maître
[...]
Virez beaux gestes sans bras,
[...]
Regards sans iris ni racines1414,

aux plantes :

Nous cueillons et recueillons du céleste romarin,
De la fougère affranchie qui se passe de racines1415,

aux espaces et aux lieux :

Dans un monde clos et clair
Sans océan ni rivières,
Une nef cherche la mer1416
Village sans rues ni clocher,
Sans drapeau, ni linge à sécher,
[...]
[...] village sans tombeaux,
Sans ramages ni pâturages1417.

Sous l’angle inverse, le constat est identique : même si on se limite au seul recueil Gravitations, les structures en continuum mouvement-immobilité 1418, lumière-obscurité 1419 et silence-bruit 1420 donnent lieu à des énoncés paradoxaux assez fréquents pour se conférer mutuellement une relative prévisibilité et par là une certaine légitimité au regard du code textuel. Peu à peu se construit en effet au fil des poèmes un univers de référence où les contraires tendent puissamment l’un vers l’autre et parallèlement, chaque séquence paradoxale en vient à se lire selon ce code original.

Les paradoxes disjonctifs du Forçat innocent conduisent à la même remarque. Ils se répondent de façon si cohérente que s’élabore au fil des poèmes une « grammaire » propre au recueil qui va conditionner la lecture des différentes séquences. Ainsi, les formules marquant la coupure, le retrait de la force vitale ou le vide intérieur forment un réseau si consistant que chacune d’elles finit par se lire en référence aux autres ou plus exactement à la lumière de la grammaire textuelle que ces formules tout à la fois instituent et illustrent :

C’est un front sans visage, à l’écart des années1421
Robe sans corps, robe sans jambes,
[...]
Quel émoi dans la gorge absente1422
Où courez-vous ainsi, chères ombres sans hommes ?1423
J’entends les pas de mon coeur
Qui me quitte et se dépêche.
Si je l’appelle il m’évite
Et veut disparaître au loin1424.

Le Corps tragique nous fournira un dernier exemple. Plusieurs séquences y entremêlent inextricablement les manifestations de la vie et de la mort, de l’être et du non-être. En voici quelques-unes :

Salut, entrons tous deux dans la mort des vivants1425
Un cercle de maisons de briques, en arrêt,
Me brûle en se brûlant à d’anciennes flammes
Puisque rien ne périt de ce qui disparaît 1426
Je suis et je ne suis plus1427.

Ici encore, des jeux d’écho s’installent et les différentes formules constituent peu à peu une sorte d’ensemble qui influe sur la lecture de chacune d’elles en l’intégrant à la grammaire du texte. Bref, en générant un code spécifique, le recueil fournit la clé de bien des paradoxes.

Notes
1413.

P. 207.

1414.

« Commencements », p. 172-173.

1415.

« Apparition », p. 164.

1416.

« Équipages », p. 173.

1417.

« Le Village sur les flots », p. 207-208.

1418.

À titre d’exemples, on rappellera ici et plus bas quelques-uns de ces jeux d’écho entre séquences paradoxales développant un même motif :

« Toute la forêt attend que la statue abaisse son bras levé »

(« Hier et aujourd’hui », p. 197)

et :

« Voici les hautes statues de marbre qui lèvent l’index avant de mourir »

(« Au feu ! », p. 227).

1419.

Dans « 47 boulevard Lannes », la Terre « attis[e] sa flamme obscure » (p. 167) et dans « 400 atmosphères » « s’allument un à un les phares des profondeurs / Qui sont violemment plus noirs que la noirceur » (p. 206).

1420.

Sur cette isotopie, relevons le « silence assourdissant » (p. 160) du « Portrait », auquel répondent symétriquement les « mille bruits / [...] si pleins encor de silence » (p. 171) du « Matin du monde ». Cf. aussi « j’entendais votre silence » (« Observatoire », p.186), « Je cherche un point sonore / Dans ton silence clos » (« La Belle Morte », p. 201), tandis qu’inversement, « des hommes considérés comme morts / [...] parl[e]nt avec un accent qui ressemble à celui du silence » (« Au feu ! », p. 227).

1421.

« Le Forçat », p. 237.

1422.

« Musée Carnavalet », p. 267.

1423.

« Feux du ciel », p. 269.

1424.

« L’Émigrant », p. 291.

1425.

« J’ai veillé si longtemps que j’en suis effrayant... », p. 597.

1426.

« Londres », p. 614-615.

1427.

« La tortue parle », p. 644.