De longueur très variable1428, les sections jouent d’abord un rôle atténuateur par leur titre. Dans Le Forçat innocent, par exemple, « Ruptures » prépare deux vers du premier poème :
mais aussi l’incipit du troisième :
et ces deux formules de renchérissement :
De même, ce paradoxe « géographique », qui ébauche une relation en se jouant des distances, illustre le primat de l’imaginaire que laissait attendre le titre « Mes légendes » :
Autrement dit, le discours paradoxal répond à l’« horizon d’attente » esquissé par le titre de la section.
Inversement, un titre paradoxal peut être en partie « explicité » par les textes qu’il annonce. Tel est le cas dans la section « Oublieuse mémoire », de même que dans « Les Amis inconnus », dont plusieurs poèmes éclairent indirectement le titre en évoquant des personnages, des objets et surtout des animaux privilégiés de la mythologie personnelle du poète.
À ce niveau intermédiaire, l’effet atténuateur provient aussi de l’unité de ton, et par là, des jeux d’écho qui caractérisent en principe les regroupements de textes. Les séquences paradoxales de « Un homme à la mer »1433, par exemple, perdent de leur vigueur après « À Lautréamont »1434, dont le climat puissamment onirique instaure un code qui rend prévisible l’imprévisible. Le même phénomène se répète chaque fois que plusieurs séquences se répondent à intervalles rapprochés : l’effet de surprise s’en trouve atténué et le rapport paradoxal affaibli. Ainsi, ces deux interrogations à deux pages de distance :
à la fois se renforcent et se « normalisent » réciproquement : toutes deux, en effet, convoquent des antonymes et à travers eux mettent en question les traits définitoires du signifié.
L’unité thématique d’un groupe de poèmes contribue de la même façon à l’atténuation des paradoxes. Cette séquence, en soi, profondément paradoxale, le montre bien :
Inscrite dans un ensemble organisé autour des fractures intimes et des interrogations qu’elles suscitent, ou pour mieux dire, « ‘autour du thème de la proximité ou de l’éloignement du sujet vis-à-vis de lui-même’ »1438, elle répond directement à la préoccupation dominante de la section, et cette adéquation lui confère une forme de légitimité. De même, la comparaison de Dieu avec un médecin surmené dans « Prière à l’inconnu »1439 tempère les nombreux paradoxes liés à sa représentation anthropomorphique dans le poème suivant, « ‘Tristesse de Dieu’ »1440.
En fait, puisque le rapprochement de deux textes est souvent motivé par des liens thématiques étroits, il en résulte très normalement des correspondances entre séquences paradoxales. Cela se vérifie par exemple dans Les Amis inconnus, où, consécutivement, deux poèmes sur « ‘les voix intérieures’ » engendrent des paradoxes dialogiques en juxtaposant des points de vue contradictoires1441, et dans Le Corps tragique, lorsque le souvenir déroule dans deux poèmes successifs sa logique ambiguë, à cheval sur passé et présent1442. Dans les deux cas, deux poèmes voisins proposent des énoncés qui, en se répondant, contribuent à légitimer la logique qui les sous-tend, voire l’instituent comme logique de référence.
Ex. : quatorze poèmes dans « Matins du monde » et seulement deux dans « Intermittences de la terre », sans parler des poèmes qui, tels « Le Hors-venu » ou « Le Spectateur », constituent à eux seuls une section.
« Réveil », p. 271.
« Tout seul sans moi, tout privé de visage... », p. 272.
Ibid.
« Un boeuf gris de la Chine... », Le Forçat innocent, p. 286-287.
Gravitations, p. 224-225.
Gravitations, p. 222-223.
« L’Ironie », L’Escalier, p. 579.
« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.
« Étranger à l’affût et parfois loin de moi... », Les Amis inconnus, p. 337.
Michel Sandras, Pléiade, Notes et variantes, p. 840.
La Fable du monde, p. 364.
Ibid., p. 367-369.
Ex. dans « Quand le soleil... — Mais le soleil qu’en faites-vous... » :
« — Mais le silence... — Il n’en est pas autour de vous,
Tout fait son bruit distinct pour l’oreille de l’âme.
Ne cherchez plus. — Et pourrais-je ne pas chercher,
Je suis tout yeux comme un renard dans le danger. » (p. 338)
et dans « Alter ego » :
« Et la porte qui grince
(On l’huila ce matin)
Près du mur de clôture
(Le mur n’existe plus) » (p. 339).
« Elle [mon enfance] bouge sans bouger, elle sourit sans sourire,
Elle se dresse, elle tourne et tout cela, immobile »
(« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », p. 627) ;
« Que puis-je moi qui suis un souvenir
Pourtant vivant, à cent lieues à la ronde,
Et pourtant mort, partout en devenir »
(« Pour ces yeux verts, souvenir de quels mondes... », p. 627).