B. Le paradoxe dans le corps du poème

a) Les relations entre le paradoxe et d’autres fragments du poème

S’il arrive que le paratexte contribue efficacement à l’intégration des paradoxes, la plupart des marques d’atténuation se trouvent à l’intérieur des poèmes. Une séquence synthétique peut ainsi s’inscrire dans le prolongement des strophes précédentes, comme dans « Le Temps des métamorphoses »1459, où l’expression « bel ordre de fous » résume les spectaculaires transformations évoquées plus haut. De même, dans « La Mer », la séquence paradoxale :

Ce qui est devenu sillage de quelques secondes par goût fondamental de l’éternel1460

fait suite à plusieurs versets marquant la distorsion, l’inadéquation1461, de sorte qu’elle semble développer en termes à peine plus radicaux le schéma matriciel du poème. Relisons aussi « Le Nuage »1462 : dès le début, le contexte installe une opposition entre passé et présent où le second paraît moins réel que le premier, plus opaque1463 et plus profondément immergé dans le rêve1464. Dans ces conditions, la séquence :

Écoute, ce n’est plus que dans mes souvenirs
Que le bois est encor le bois, et le fer, dur1465

apparaît comme la suite logique des strophes précédentes, ce que confirment les vers suivants en soulignant le perte du sentiment de réalité de l’énonciateur1466.

Une seule marque suffit parfois. Chez un poète qui n’écrit pas pour les « spécialistes du mystère »1467, celle-ci peut s’afficher sans honte. Ainsi, dans « Chevaux sans cavaliers », le « Il était une fois » qui ouvre le poème le tire ostensiblement vers le merveilleux : dans ce registre, la mort en profite pour perdre aussitôt son caractère irréversible et devenir une étape banale et éphémère :

Ils couraient à l’envi, ou tournaient sur eux-mêmes,
Ne s’arrêtant que pour mourir
Changer de pas et repartir
[...]
Et que [...] mon coeur de maintenant
Étouffe tous ses mouvements
Et connaisse une mort ivre d’être éphémère1468.

De plus, par la vertu de ce « bel ordre » de conte merveilleux, les lois du temps s’assouplissent et l’énonciateur peut ordonner à son « coeur de maintenant » d’écouter ‘« [s]on coeur ancien batt[r]e dans [s]a clairière’ ». De façon analogue, un poème de « Nocturne en plein jour » commence par un mot-clé indiquant sa tonalité dominante :

L’obscurité me désaltère

et ce mot, d’ailleurs répété au début de la deuxième strophe, jette comme un filtre sur le poème tout entier et prépare ce vers paradoxal :

Mon sang noircit d’un sombre éclat1469.

Le mode de lecture commandé par le poème peut apparaître de façon plus diffuse. C’est le cas dans « Le Survivant »1470 , qui prépare les figures les plus audacieuses — dont le paradoxe — en produisant un univers puissamment onirique1471, et dans « Intermittences de la terre », où la rencontre d’éléments antagonistes (« ‘Les lacs [...] mouill[e]nt le feu central ’»1472) est favorisée par la dynamique apocalyptique d’une « Tornade de sommeil »1473. Plus doucement, mais non moins efficacement, le paradoxe peut aussi être acclimaté grâce à la rêverie, comme dans 1939-1945, où les jeunes visages féminins issus de l’imagination du poète répondent si exactement à ses aspirations qu’on s’étonne moins si finalement la loi générale est suspendue :

Comme l’âge mal nous sépare !1474

Le climat est d’ailleurs si favorable qu’un autre paradoxe « optimiste » peut s’y épanouir, les douleurs liées à l’âge, d’ordinaire si lourdes à porter, devenant soudain de « ‘sereines infirmités’ »1475.

D’autre part, un énoncé paradoxal entre souvent en résonance avec d’autres paradoxes contenus dans le poème. Par exemple, la formule qui réunit douloureusement le présent et le passé dans « Le Petit Bois »1476 :

Mon Dieu comme c’est difficile
D’être un petit bois disparu

fait écho à cet autre paradoxe énonciatif (dans les deux cas, c’est le petit bois qui parle) :

Je crains fort de n’être plus rien
Qu’un souvenir, une peinture
Ou le restant d’une aventure,
Un parfum, je ne sais pas bien.

Dans Le Corps tragique, le poème qui commence par :

Une apparition tonnante de corbeaux
N’est-ce pas suffisant pour éclairer des êtres1477

met également ses paradoxes en réseau. D’emblée, le poème s’inscrit dans une causalité spécifique, très vite « on ne sait plus où sont joie et douleur » et le code textuel accepte aisément « [q]u’on donne maintenant la parole au silence ». De même, ces deux formules disjonctives de « Nuit en moi, nuit au dehors... » se répondent :

Comme je me vois de loin
[...]
Depuis longtemps disparu
Je discerne mon sillage1478,

tout comme sont liées ces deux séquences dans « Ce sont bien d’autres lèvres... » :

Ah mon regard vous change
Vous rend méconnaissable
Même à vos familiers
[...]
Vous baissez les paupières
Sur des yeux inconnus1479.

Dira-t-on dans tous les cas que la première « annonce » et atténue la seconde ? Ceci serait défendable dans le cadre d’une lecture linéaire, mais, on le sait, la poésie ne s’appréhende vraiment que par une lecture « multidirectionnelle » généralement appelée lecture tabulaire. Aussi considérerons-nous plutôt ces jeux d’écho comme des éléments d’une contre-norme, ou plus exactement, du code textuel, lequel se construit à travers des relations plurivoques — ou à tout le moins, biunivoques. Ainsi, dans « Les Amis inconnus », les vers :

« Si je croise jamais un des amis lointains,
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »1480

expriment une forme d’amitié très étrange et susceptible d’effets négatifs que les carences de la relation évoquées plus haut « expliquaient » par avance :

Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux1481.

Mais la réciproque n’est pas à exclure, autrement dit l’ignorance de l’ami n’est pas sans rapport avec la dualité qui pèse sur cette amitié. Bref, le lien entre les deux séquences n’est pas univoque.

Parfois, enfin, au lieu de cette plurivocité « horizontale », le texte répond à un modèle hiérarchisé impliquant l’itération à partir d’un paradoxe matriciel. C’est le cas dans « Venise », présentée comme une ville oxymore, ‘« altière et humaine, distraite et attentive’ »1482. Les phrases qui suivent sont évidemment lues selon cette clé ; alors le paradoxe confirme bien plus qu’il n’enfreint :

Bien qu’elle se soit trouvée depuis longtemps, Venise se cherche et se cherchera toujours1483.

De même, dans « La Mer proche », les premiers vers cultivent le paradoxe avec une telle constance qu’un modèle s’en dégage et toute nouvelle séquence s’avère pleinement conforme à la « grammaire » du texte  :

Ainsi même loin d’elle-même,
Elle est là parce que je l’aime1484.
Notes
1459.

« Le Temps des métamorphoses », 1939-1945, p. 431.

1460.

Oublieuse mémoire, p. 516.

1461.

Cf. par ex. :

«  C’est tout ce que nous aurions voulu faire et n’avons pas fait,

Ce qui a voulu prendre la parole et n’a pas trouvé les mots qu’il fallait,

[...]

Ce qui est devenu vagues et encore vagues parce qu’il se cherche sans se trouver ».

1462.

Les Amis inconnus, p. 326-327.

1463.

« Il fut un temps où les ombres

À leur place véritable

N’obscurcissaient pas mes fables.

Mon coeur donnait sa lumière » (p. 326).

1464.

« Mes yeux comprenaient la chaise de paille,

La table de bois,

Et mes mains ne rêvaient pas

Par la faute des dix doigts » (p. 327).

1465.

Ibid.

1466.

« Depuis longtemps, Capitaine,

Tout m’est nuage et j’en meurs » (p. 327).

1467.

« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 561.

1468.

La Fable du monde, p. 403.

1469.

« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.

1470.

Gravitations, p. 169.

1471.

Dès les premiers versets, un « noyé se réveille au fond des mers et [...] son coeur / Se met à battre comme le feuillage du tremble ».

1472.

Le Forçat innocent, p. 268.

1473.

Titre du poème.

1474.

« Visages », 1939-1945, p. 451.

1475.

Ibid.

1476.

1939-1945, p. 414.

1477.

« Une apparition tonnante de corbeaux... », p. 599.

1478.

La Fable du monde, p. 382.

1479.

Les Amis inconnus, p. 317-318.

1480.

« Les Amis inconnus », p. 300.

1481.

Ibid., p. 299.

1482.

Le Corps tragique, p. 647.

1483.

Ibid.

1484.

Oublieuse mémoire, p. 513.