Le « contexte poème » agit aussi sur l’intensité des paradoxes à travers la situation d’énonciation. À cet égard, la séquence paradoxale se comporte comme tout énoncé : l’identité ou la nature de l’énonciateur retentit sur sa signification. Ainsi n’est-il pas indifférent que cette déclaration :
vienne d’une rivière, dont on admet volontiers qu’elle se trouve en même temps ici et là. De nombreux énoncés vont confirmer qu’on ne saurait apprécier la force d’un paradoxe sans le rattacher à son énonciateur. C’est notamment le cas lorsque Dieu parle :
Certes, la forme est audacieuse, mais la séquence, rapportée à son énonciateur, s’avère tout à fait conforme à la représentation dominante du pouvoir divin et des miracles, bref, à la doxa religieuse. Quant à la promesse :
elle est infiniment moins paradoxale prononcée par Dieu que par un mortel. La mort, on s’en souvient, n’est pas synonyme de liberté dans l’univers de Supervielle, l’homme est condamné à mourir, et s’il revient rôder parmi les vivants, il ne maîtrise nullement son destin, il le subit. Le paradoxe est donc beaucoup plus acceptable de la part du Créateur, responsable de l’ordre du monde, que s’il était proféré par une de ses créatures.
Le décodage de la figure ne peut non plus ignorer l’identité — ou la nature — de l’allocutaire. Ainsi, dans la formule :
il se vérifie que « le sens est une qualification de l’énonciation »1489. Il exige en effet la prise en compte du destinataire : les arbres, qui, par nature, associent le mouvement et l’immobilité.
Mais plus encore que ses acteurs, c’est bien souvent la situation dans son ensemble qui permet d’interpréter le paradoxe. Ce vers, par exemple :
dont la forme contradictoire semblerait, hors contexte, conduire à une aporie, tire une certaine pertinence de la situation d’énonciation : un mort de retour chez les vivants, c’est-à-dire un être promis à l’éternité, fait part de sa volonté de renouer avec un présent. De façon comparable, lorsque dans « La Captive », la rêverie tourne à l’invocation, le paradoxe :
doit beaucoup à l’idéalisation de l’image féminine engendrée par la situation (le genre du ‘« portrait sans modèle’ »1492 favorise l’expression du fantasme). De même, dans « Offrande », qui tient de la célébration, un discours paradoxal émerge d’une situation où l’énonciateur s’adresse à une forme mythifiée de son allocutaire :
Plus généralement, les situations impliquant l’énonciateur et une allocutaire ont d’ailleurs tendance à générer des énoncés paradoxaux. Cela se produit même lorsque le poète s’adresse à une femme dont le souvenir lui est douloureux :
Ainsi le « contexte poème » possède-t-il un fort pouvoir intégrateur, tant par les titres que par les relations qu’il multiplie dans le corps du texte, le cadre de référence qu’il instaure et les indices qu’il dispose ici et là. Plus profondément, il contribue en outre à l’élaboration d’un code textuel qui rend acceptable, sinon nécessaire le paradoxe. Enfin, la situation d’énonciation posée par le poème atténue la tension de bon nombre de séquences. Les paradoxes, souvent très audacieux formellement, sont donc soumis à une logique textuelle qui tend à préserver l’équilibre d’ensemble en les empêchant de s’ériger en contre-discours. Pour Supervielle, le jeu en valait la chandelle : ‘« La cohésion de tout le poème loin d’en détruire la magie en consolide les assises’ », écrivait-il dans « En songeant à un art poétique »1495.
« La Demeure entourée », Les Amis inconnus, p. 331.
« Le Premier Arbre », La Fable du monde, p. 358-359.
« Dieu parle à l’homme », La Fable du monde, p. 357.
« Feuille à feuille », 1939-1945, p. 436.
Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Éd. de Minuit, coll. « Propositions », 1984, p. 185.
« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 447.
1939-1945, p. 449.
Cf. « Portraits sans modèles » (titre de la section), ibid.
1939-1945, p. 453-454.
« Dans l’oubli de mon corps », La Fable du monde, p. 391.
Naissances, p. 562.