4. Le contexte immédiat

Évidemment, le microcontexte va exercer lui aussi une influence déterminante sur les énoncés paradoxaux. Pour réduire le hiatus entre le code du poème et l’organisation logico-sémantique du paradoxe, il dispose de deux stratégies distinctes, qu’il lui arrive de combiner.

A. L’atténuation anticipée

D’abord, le microcontexte peut ménager des jalons en amont de la séquence paradoxale. Cela consiste notamment à sélectionner et valoriser préalablement une isotopie. La surprise inhérente au paradoxe s’en trouvera forcément atténuée. Ainsi dans ces versets :

Comme il baisse la tête et comme ses paupières
Par l’amour alourdies
Battent, battent comme des papillons de pierre1496,

la préactivation de l’isotopie pesanteur (alourdies) assourdit le choc paradoxal entre le substantif (papillons) et son complément (de pierre). Parfois aussi, c’est un mot ou une expression qui « lance » le paradoxe :

Me faut-il tant de jours pour qu’un jour je délivre
Ce qui se précisait en moi comme en un livre
Et pour qu’à la lumière affleure l’être obscur
Qui volait dans le noir comme un oiseau futur.
Oui, d’un vol à venir je forme le présent
En le faisant sortir d’un passé nonchalant 1497.

On le voit, la rencontre de deux époques impliquée par l’expression « oiseau futur » se trouve à l’origine du discours paradoxal, qui se complexifie à partir d’elle. La séquence peut aussi bien être préparée par une alliance de mots, comme dans ces vers :

Nous cueillons et recueillons du céleste romarin,
De la fougère affranchie qui se passe de racines1498

où l’énoncé devient paradoxal en développant le schéma disjonctif resté implicite dans « céleste romarin ».

Autre jalon possible : la comparaison. Ainsi, dans ce fragment :

Et comme un éclatant abrégé des saisons,
Mon coeur découvre en soi tropiques et banquises 1499,

le comparant abrégé, par la réduction qu’il implique, rapproche les deux extrêmes et atténue la brutalité de leur rencontre. Quant au premier de ces vers :

Comme un lac qui reflète un mont jusqu’à la pointe
Je sens la profondeur où baigne l’altitude 1500,

il prépare la séquence paradoxale en faisant référence à un phénomène des plus banals dont l’habitude nous fait oublier l’effet inversant.

Par ailleurs, la séquence paradoxale peut exprimer une conséquence rendue prévisible par le(s) vers précédent(s) :

On nous a tout changé, la campagne, la ville,
Et nous sommes perdus parmi nos familiers 1501.

De même, la première strophe d’un poème du Forçat innocent présente une logique interne qui laisse attendre un énoncé paradoxal :

Visage qui m’attire en mes secrètes rives,
Ton nom simple et léger je ne sais pas le dire,
Sur ma langue toujours il se contracte et meurt.
Mais s’il est mort de peur, la peur le ressuscite 1502.

La peur fait ici oeuvre de mort et de vie, de destruction et de désir après une progression où s’exprime le lien étroit entre désir (attire) et peur (se contracte et meurt) : que l’un se révèle l’envers de l’autre et le paradoxe s’impose pour manifester l’ambivalence du sentiment amoureux dans un contexte de culpabilité. En fait, le paradoxe constitue souvent l’aboutissement d’une progression commencée dans le microcontexte antérieur. Ainsi, l’évocation de l’omniprésence de l’océan rend inévitable la rencontre des éléments antagonistes eau et feu lorsque l’odeur de la mer, s’insinuant partout, pénètre jusqu’au coeur des machines :

L’Atlantique est là qui, de toutes parts, s’est généralisé depuis quinze jours,
avec son sel et son odeur vieille comme le monde,
qui couve, marque les choses du bord,
s’allonge dans la chambre de chauffe, rôde dans la soute au charbon,
enveloppe ce bruit de forge, s’annexe sa flamme si terrestre 1503.

De même, le poème « Le » contient une formule :

Il ne faut le regarder
Qu’à travers des yeux bandés1504

préparée par toute une série d’interdits sur lesquels renchérit la restriction paradoxale, expression de l’effroi devant « l’innommable »1505.

En tant que formule conclusive, le paradoxe peut aussi tirer la conséquence en termes généraux d’une série de faits concrets énumérés auparavant, comme dans « Tristesse de Dieu »  :

Je n’ai rien pu faire d’autre.
Je ne puis rien pour la mère dont va s’éteindre le fils
Sinon vous faire allumer, chandelles de l’espérance.
S’il n’en était pas ainsi, est-ce que vous connaîtriez,
Petits lits mal défendus, la paralysie des enfants.
Je suis coupé de mon oeuvre 1506.

En somme, le contexte immédiat introduit une certaine cohérence autour de la séquence paradoxale. Cela se vérifie lorsque le paradoxe s’inscrit dans la dynamique du désir, dont il exprime alors la visée ultime :

Ce sonnet que mûrit et gonfle l’espérance
Enclôt un tel désir d’écarter le tourment
Qu’il fera doux l’amour et chère la souffrance 1507.

Ici, en effet, la motivation, où se mêlent espérance et soif d’apaisement, est si forte que l’accomplissement du désir, en partie traduit par le paradoxe, semble résulter d’une nécessité interne, d’une prédétermination.

Enfin, le microcontexte influence le paradoxe par contiguïté. Il suffit que deux formules se suivent pour que la seconde, mais aussi la première dans le cas d’une lecture non strictement linéaire, soient atténuées par la proximité de l’autre. Ainsi, dans ces deux versets de Débarcadères :

tu ne sais pas ce qu’est une vague morte depuis trois mille ans, et qui renaît en moi pour périr encore,
l’alouette immobile depuis plusieurs décades qui devient en moi une alouette toute neuve1508,

le paradoxe temporel autour de l’alouette est affaibli préalablement par l’éphémère mais très spectaculaire résurrection d’une vague, qu’il estompe en retour en refusant le rôle de repoussoir. On le voit, dès que le code textuel affiche son acceptation du paradoxe, les nouvelles occurrences ne peuvent prétendre à une vigueur extrême. Cela se confirme dans « Chercher sa pensée », où deux séquences paradoxales séparées seulement par deux ou trois lignes voient leur impact réduit par leur proximité :

Il m’arrive souvent de me dire que le poète est celui qui cherche sa pensée et redoute de la trouver. [...]
C’est dans une image, à l’avant-garde de lui-même que le poète éprouve le besoin de fixer son esprit toujours en mouvement1509.
Notes
1496.

« Dans la rue », Oublieuse mémoire, p. 518.

1497.

« Me faut-il tant de jours pour qu’un jour je délivre... », Oublieuse mémoire, p. 500.

1498.

« Apparition », Gravitations, p. 164.

1499.

« La Sphère », Débarcadères, p. 136.

1500.

« Plein de songe mon corps, plus d’un fanal s’allume... », Les Amis inconnus, p. 325.

1501.

« Des deux côtés des Pyrénées », 1939-1945, p. 408.

1502.

« Visage qui m’attire en mes secrètes rives... », p. 281.

1503.

« Paquebot », Débarcadères, p. 124.

1504.

Le Forçat innocent, p. 276.

1505.

James Hiddleston, Pléiade, Notes et variantes, p. 802.

1506.

La Fable du monde, p. 367.

1507.

« Denise, écoute-moi, tout sera paysage... », Poèmes, p. 63.

1508.

« Nous sommes là tous deux comme devant la mer... », Débarcadères, p. 132.

1509.

Le Corps tragique, p. 652-653.