B. L’atténuation rétroactive

Dans le microcontexte, les paradoxes peuvent aussi être atténués après coup. Ici encore, l’opération peut prendre la forme de la comparaison, comme dans ces vers de « Premiers jours du monde »  :

Ainsi l’arbre parlait
Du fond de son silence
Comme parlent les blés,
Comme chantent les plantes1510

ou dans ce fragment de « Venise », où elle s’accompagne d’un commentaire « métapoétique » :

Venise, altière et humaine, distraite et attentive [...]. Elle sait, comme les poètes, l’art de réconcilier les contraires1511.

Mais le texte se fait plus souvent explicatif pour intégrer à son univers des figures qui semblaient au premier abord y introduire une contradiction. Certes, la logique qui préside à ces justifications reste parfois purement formelle, mais à travers elle, se manifeste le besoin de motiver un comportement paradoxal, de ne pas l’abandonner à une gratuité qui ferait la part trop belle au désordre :

Ou serais-je plutôt sans même le savoir
Celui qui dans la nuit n’a plus que la ressource
De chercher l’océan du côté de la source
Puisqu’est derrière lui le meilleur de l’espoir ?1512
Le plomb les traversait sans arrêter leur vol,
Ils vivaient au-delà de la vie et du sang...1513

Le commentaire peut rester très indirect, comme dans « Les Deux soleils », qui se clôt sur un paradoxe métaphorique lui-même suivi d’une explicitation figurée :

Ô gravité de vivre, impasse qui délivre,
Comme on est plus profond d’avoir touché le fond !1514

De fait, une transposition est ici nécessaire, puisque l’axe de référence, horizontal dans « impasse qui délivre » devient vertical dans le vers suivant. Le commentaire n’en demeure pas moins éclairant : le fond confirme qu’il s’agit d’une impasse, et profond suggère un enrichissement dont on peut espérer plus de liberté intérieure.

Cela dit, la justification ne craint pas de s’afficher, car elle n’est pas perçue comme antipoétique. Au contraire, elle semble répondre à une nécessité de l’économie textuelle : faire contrepoids à la séquence paradoxale. Tout à coup un mouvement de balancier entre le paradoxe et sa justification s’impose au poème, primant toute autre considération. Ainsi, la vive tension de ces deux vers de « Marseille »1515 :

Ô toi toujours en partance
Et qui ne peux t’en aller

est contrebalancée par un syntagme explicatif sans équivoque :

À cause de toutes ces ancres qui te mordillent sous la mer.

Si les explications ne cherchent nullement à se dissimuler, on voit qu’elles ne jurent pas dans l’univers poétique. Ce n’est pas étonnant, car l’enjeu consiste précisément à équilibrer le discours paradoxal sans que le « contrepoids » explicatif relève d’une causalité prosaïque. Le poème, en effet, s’élabore sous une double menace. On connaît la première : sa cohérence peut être aisément mise en péril. Mais à l’opposé, trop de clarté le tuerait. Supervielle formulait en ces termes ses choix esthétiques en réponse à ce double danger :

‘Quant à l’explication, on a dit qu’elle était anti-poétique et c’est vrai s’il s’agit d’une explication telle que l’entendent les logiciens. Mais il en est de submergées dans le rêve qui peuvent se manifester sans sortir du domaine de la poésie.
Ainsi le poète peut aspirer à la cohérence, à la plausibilité de tout le poème dont la surface sera limpide alors que le mystère se réfugiera dans les profondeurs1516. ’

Notes
1510.

La Fable du monde, p. 361.

1511.

Le Corps tragique, p. 647.

1512.

« J’aurai rêvé ma vie à l’instar des rivières... », Oublieuse mémoire, p. 487.

1513.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.

1514.

L’Escalier, p. 588.

1515.

Débarcadères, p. 141.

1516.

« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 561-562.