Deux voix autonomes se font donc volontiers entendre dans le paradoxe, fût-ce des « voix intérieures », et chacune d’elles se rattache exclusivement à l’un des pôles de la figure. Ainsi, dans « Rochers », on se souvient qu’une voix exprime la peur de la mort et l’autre le désir de délivrance devant les assauts répétés de la maladie et de la vieillesse :
Certes, la coexistence de ces deux voix ne heurte pas profondément notre représentation de l’homme. Il n’en reste pas moins que la séquence apparaît comme une « ‘espèce[...] de dialogue[...] cristallisé[...]’ »1522 et qu’elle témoigne d’une organisation « polyphonique » telle que l’a décrite Mariana Tutescu en s’inspirant d’Oswald Ducrot :
‘Le paradoxe est un énoncé polyphonique. En tant que tel, il fait entendre au moins deux énonciateurs, qui correspondent à deux “instances (ou voix) énonciatives” ou “points de vue” : l’un, l’énonciateur (E1) qui correspond à la normalité sémantique des énonciations, au sens conventionnel de ces énonciations, à la référence du monde MO (= monde de ce qui est) ; l’autre, l’énonciateur (E2) qui s’oppose à lui, qui soutient une thèse contraire.Évidemment, un paradoxe obtenu à la croisée de deux points de vue opposés ne manquera pas de s’appuyer sur des structures bipolaires canoniques telles que la paire rêve / réalité. Ainsi l’oiseau de « Tiges » est présenté comme « ‘Tout proche [physiquement] et lointain [par le rêve] de ses ailes’ »1524 et le poète relate en ces termes un rêve de cavalcade :
Dans les deux cas, deux niveaux de lecture coexistent : en surface, l’ambiguïté est à son comble, mais les deux centres de perspective qui l’ont engendrée se laissent aisément identifier en filigrane. Le même procédé était déjà à l’oeuvre dans Poèmes lorsque l’horizon était décrit comme une « ‘limite précise et pourtant incertaine’ »1526 (ce deuxième adjectif sans doute parce que la limite ne cesse de se dérober) ou dans l’évocation de
quand les horreurs de la guerre rendaient cette beauté intolérable. De tels rapprochements de points de vue généralement tenus pour contradictoires se répéteront au fil des recueils, comme dans cette injonction de Dieu à sa créature :
ou dans ce verset de l’« Hommage au poète Julio Herrera y Reissig » :
On le voit, la spécificité de ces formules réside dans la distorsion surface / contenu, comme en témoigne parmi d’autres ce dernier exemple : la gloire y est envisagée comme une valeur intrinsèque tandis que obscurité renvoie à la seule reconnaissance sociale. En d’autres termes, la symétrie de surface n’a pas de répondant au plan du contenu, où la tension s’avère beaucoup moins vive. De même, dans ce vers de 1939-1945 :
se construit une opposition biaisée, puisque la première partie de la formule insiste sur la vanité et sur la fugacité de la vie terrestre (on pense au sablier, symbole du « temps qui reste »), tandis que la seconde met l’accent sur la solitude ontologique des êtres.
Dans le fond, le principe est similaire lorsque sont rapprochés un point de vue que l’on pourrait qualifier d’objectif (à moins de soupçonner l’énonciateur de partialité) et un autre franchement subjectif 1531. C’est sur cette tension que repose le paradoxe dans « Attente », où sont juxtaposés le jugement que porte sur elle-même une « folle toute nue » et celui d’autrui ; la « folle », nous dit-on, exhorte ses admirateurs
Même « mécanisme » lorsqu’un personnage décode sans difficulté des messages objectivement obscurs :
Un poème des Amis inconnus propose un exemple lumineux de cette juxtaposition des points de vue réaliste et subjectif :
Pour reprendre la distinction d’Oswald Ducrot, deux énonciateurs s’étonnent de la dualité qui les divise, mais celle-ci est transcendée par l’unicité du locuteur. Un parallèle avec le discours amoureux peut être éclairant, dans la mesure où il nous propose une situation en miroir. L’amant qui s’exclame : « ‘À nous deux, nous formons un seul être’ » pratique une rhétorique peu soucieuse de rigueur en passant du registre objectif à celui de la subjectivité. Au sens de la démarche près1535, le poète ne fait pas autrement, mais à dessein, puisqu’à la croisée des deux points de vue, s’engendre spontanément et sans risque d’hermétisme l’une de ces formules paradoxales qu’il affectionne.
En somme, dans tous ces exemples, l’énoncé fait cohabiter deux points de vue contradictoires, mais l’obstacle sémantique tombe si l’on admet qu’il y a divorce entre les deux « énonciateurs »1536, l’un représentant le sens commun, la normalité (E1, dans la description de M. Tutescu), l’autre s’y opposant énergiquement (E2). Cette tension entre « la réalité » et le point de vue du sujet se retrouve dans la perception de la temporalité, comme le montre cette invocation, où le paradoxe jaillit du rapprochement du temps objectif et de la pendule intérieure, régie par la mémoire et l’imagination :
Les lieux sont évoqués selon un procédé analogue. Ainsi, la Cordillère est dite
le premier adjectif prenant une valeur objective, par opposition au sens subjectif du second, chargé d’exprimer la « familiarité » de l’énonciateur avec les paysages sud-américains. De même, dans Comme des voiliers, le roc désert où s’abritent les oiseaux est décrit comme une « ‘familière et farouche retraite’ »1539, c’est-à-dire par une formule qui réunit la subjectivité (familière = bien connue des oiseaux) et l’objectivité (farouche dépeint l’aspect).
Le jeu sur les sens propre et figuré permettra lui aussi de produire des paradoxes tout en favorisant leur intégration. Ainsi, dans :
soleil, pris au sens propre, renvoie au monde extérieur tandis que nuit évoque les mystères de la psychologie humaine. Le mot nuit, dont on connaît la richesse métaphorique, revient dans :
où il évoque la guerre et par là, connote le feu, lequel est dénoté par l’autre pôle du paradoxe, le verbe brûler. Ainsi se trouve considérablement affaiblie l’opposition de surface entre les deux termes. Le procédé se répète, comme dans cette « situation » de Jeanne d’Arc :
où le participe exprimant par métaphore l’attachement de Jeanne à sa patrie est associé au nom ciel pris dans son sens premier.
On le voit, de telles oppositions en trompe-l’oeil concernent en priorité les séquences conjonctives. Elles peuvent néanmoins sous-tendre un paradoxe disjonctif, comme le montre cet alexandrin :
en faisant coexister deux points de repère, l’un pour évoquer l’« élévation » de l’esprit, l’autre pour situer le corps.
Le Corps tragique, p. 594.
Oswald Ducrot, Logique, structure et communication, Éd. de Minuit, coll. « Propositions », 1989, p. 177.
Art. cité, p. 80. C’est l’auteur qui souligne.
Gravitations, p. 179.
« Je sors de la nuit plein d’éclaboussures... », La Fable du monde, p. 377.
« Impressions de haute mer », p. 61.
« La fervente Kha-Li ne pouvait se consoler de la guerre », p. 72.
« Dieu crée l’homme », La Fable du monde, p. 356.
Oublieuse mémoire, p. 525.
« Ô calme de la mort, comme quelqu’un t’envie... », p. 448.
De tels énoncés illustrent parfaitement cette analyse de Mariana Tutescu :
« L’univers de croyance du premier énonciateur (E1) engendre un monde potentiel (M1), coextensif avec le monde de ce qui est (M0). L’univers de croyance du second énonciateur (E2) correspond à un monde contrefactuel (M2), qui donne pour VRAIE une proposition qui, dans M0, est admise pour FAUSSE » (art. cité, p. 80). C’est l’auteur qui souligne.
Oublieuse mémoire, p. 531.
« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.
« Ainsi parlait je sais bien qui... », p. 340.
Du moins dans le dernier exemple, de même que dans « Attente », où le discours glisse du subjectif à l’objectif.
Le mot est employé ici au sens que lui prête Oswald Ducrot, dont on sait qu’il distingue locuteur et énonciateur.
« La Captive », 1939-1945, p. 449.
« Mais voici venir les Créoles... », Poèmes, p. 100.
« Coin de plage », p. 37.
« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.
« France », 1939-1945, p. 416.
« Dialogue avec Jeanne », 1939-1945, p. 426.
« À la nuit », p. 475.