Ainsi le paradoxe suppose souvent un « terme connecteur » commun à deux isotopies, un « interprétant » pour reprendre le célèbre concept de Peirce, dont Michael Riffaterre donne la définition suivante :
‘[I]ls [les interprétants] ressemblent beaucoup à des jeux de mots ou à des syllepses, étant généralement pertinents à deux codes [...]. [Ce] sont ces mots médiateurs que j’appelle signes doubles parce qu’ils peuvent soit générer simultanément deux textes dans un poème (ou un texte qui peut être compris de deux façons différentes)1551.’Dans À la Nuit, par exemple, l’adjectif touchante, joue ce rôle de « médiateur », de « signe double » :
Sans doute le perçoit-on d’abord comme un synonyme de émouvante, mais il n’en perd pas pour autant son sens littéral (qui est au contact de), puisqu’il s’agit de « ‘la terre où nous serons’ » après inhumation, et cette ambiguïté permet l’émergence d’un paradoxe entre touchante et lointaine. Le « jeu » n’est d’ailleurs pas fini : au vers suivant, proche, lui aussi « ‘mot équivoque situé à l’intersection de deux séquences d’associations sémantiques’ »1553, réactive la double isotopie physique / affective dans un contexte qui sélectionne à la fois ses sens propre et figuré.
Le paradoxe peut donc s’organiser autour d’un interprétant, lequel est investi de la double fonction de le rendre possible et — comme son nom l’indique — d’en permettre l’interprétation. On se souvient que dans « Alarme », une étoile est découverte par un astronome au « ‘long regard / Éphémère’ »1554. Le fonctionnement de l’interprétant est ici parfaitement lisible : long est pris dans son sens spatial, mais le texte active aussitôt après par opposition son sens temporel, tandis que s’installe une tension paradoxale de surface avec l’adjectif éphémère. De même, dans ce vers du poème dédié à Saint-John-Perse :
le premier verbe s’entend d’abord dans son sens étroit (cf. Petit Robert : ‘« unir par l’effet d’une succession naturelle’ »), mais ensuite le sème rendre captif est activé rétroactivement1556 par délivrer. Ainsi recueille-t-on une séquence paradoxale brillante d’où la préciosité n’est pas absente.
À l’inverse, un classème activé au début de l’énoncé peut être ensuite neutralisé, comme dans les derniers vers de « Dialogue avec Jeanne », où l’on voit l’homme :
Ici, en effet, l’interprétant se pencher se prête d’abord à une lecture figurée : il manifeste de la part de l’homme un intérêt affectueux, d’ailleurs confirmé par chérir, mais le texte fait ensuite référence au sens propre (= se courber), d’où naîtra le paradoxe (se pencher / au-dessus de lui).
Le terme connecteur est plus visible encore lorsqu’il est répété, comme au début de « La tortue parle » où deux formes sont conjointes, l’une positive, l’autre négative :
la première renvoyant à la présence matérielle de la carapace — et à l’instance énonciatrice dans l’univers du poème —, tandis que la seconde nous apprend que l’animal est mort. Quant aux séquences disjonctives, on sait qu’elles répètent parfois l’interprétant en reliant par sans les deux occurrences :
ce qui suppose évidemment un contexte permettant l’identification des deux points de vue (ici : souvenir / moment de l’énonciation).
Ainsi l’interprétant contribue-t-il à l’intégration de nombreux paradoxes en mettant en lumière les deux points de vue convoqués : en sa qualité de « ‘point nodal’ »1560, il désigne en effet la difficulté à résoudre pour interpréter la séquence, mais en même temps il active les deux isotopies à lire conjointement pour lever l’équivoque. Bref, il facilite l’identification des voix qui composent la « polyphonie » paradoxale.
Op. cit., p. 107-108.
« À la nuit », p. 474.
Michael Riffaterre, op. cit., p. 113.
Gravitations, p. 203.
Le Corps tragique, p. 622.
« La lecture rétroactive apparaît [...] comme la méthode indispensable au décodage des signes doubles », écrit Michael Riffaterre (op. cit., p. 119) après l’avoir définie en ces termes : « Lecture rétroactive, à demi consciente, réalisée en une fraction de seconde » (op. cit., p. 118-119).
1939-1945, p. 426.
Le Corps tragique, p. 644.
« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.
M. Riffaterre, op. cit., p. 113.