2. Les marques grammaticales de l’atténuation

Quant aux formes morphosyntaxiques de l’atténuation, elles coïncident avec celles qui manifestent une certaine distance de la part de l’énonciateur à l’égard de son énoncé. Un verbe au conditionnel, par exemple, refuse toute caution au paradoxe :

Je cours derrière un enfant qui se retourne en riant,
Est-ce celui que je fus,
Un ruisseau de ma mémoire
Reflétant un ciel confus ?
Je reconnais mal aujourd’hui et j’aurais peur de mes mains
Comme d’ombres ennemies1567.

En effet, nous sommes ici dans l’ordre des conjectures, du moins des faits non avérés, et s’il reste paradoxal de regarder ses propres mains comme des ennemies, la tension logico-sémantique est amoindrie par l’emploi du conditionnel. L’effet est comparable lorsque la séquence paradoxale s’inscrit dans une subordonnée hypothétique, comme cette définition de Dieu avancée dans « Prière à l’inconnu » :

Même si tu n’es qu’un souffle d’il y a des milliers d’années,
Une grande vitesse acquise, une durable mélancolie1568.

La forme interrogative propose elle aussi des paradoxes baignés d’incertitude :

Sort-il de moi, ce chien [...],
Est-ce encore un peu moi qui se couche à mes pieds ?1569
Est-ce la cendre de demain
Que vous serrez dans votre main ?1570
Qui suis-je dans l’ombre égoïste
Pour traiter d’égal à égal
Ce Dieu qui soudain me résiste
Ou c’est moi qui lui fais du mal ?1571

De même, quand le poète se demande :

Avec tant de départs comment faire un retour1572,

le paradoxe sous-jacent est affaibli par l’infinitif délibératif, où la perplexité domine. Enfin, l’atténuation pourra revêtir la forme de la restriction, qui limite la portée du paradoxe à un seul objet ou un seul groupe :

France, tu nous bandes les yeux
Nous ne pouvons plus voir que toi1573
Aveugle, il aime au loin chercher fortune
N’y voyant clair que pour blondes et brunes1574.

Notes
1567.

« Loin de l’humaine saison », Gravitations, p. 211.

1568.

La Fable du monde, p. 364.

1569.

« Sort-il de moi ce chien avec sa langue altière... », Naissances, p. 544.

1570.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

1571.

« Dieu derrière la montagne », Le Corps tragique, p. 598.

1572.

« Mais avec tant d’oubli comment faire une rose... », Oublieuse mémoire, p. 486.

1573.

« France », 1939-1945, p. 415.

1574.

« Le Sang », Naissances, p. 547.