Plusieurs marques d’atténuation de natures différentes peuvent en outre se combiner autour d’une même séquence. Revenons par exemple à « L’Autre Amérique », cité dans les chapitres précédents :
Certes, le jeu sur la paire s’égarer / se trouver s’appuie sur le contexte immédiat, qui, en déroulant deux isotopies, l’une matérielle (= être dans une situation donnée), l’autre plus spirituelle (= découvrir sa vraie nature), désigne le verbe se trouver comme l’interprétant : connecté à l’une et à l’autre, il se prête à une double lecture et fournit donc une échappatoire à la contradiction. Cela étant, le « contexte poème » joue aussi un rôle non négligeable par son évocation de l’instabilité dominante, de même que la section, dont l’un des poèmes s’intitule « Métamorphose »1586, et l’oeuvre dans son ensemble, qui pratique de façon récurrente la conjonction d’antonymes. Ainsi voit-on se constituer un modèle évoquant des « cercles concentriques », pour reprendre l’image utilisée par Supervielle dans sa définition du poème1587. Cela se vérifie fréquemment. Dans ces vers de Gravitations, par exemple :
la séquence contient, outre la conjonction mais, une double marque d’atténuation interne : le verbe naître traduit un passage d’un état à un autre et l’adverbe encor, la persistance de l’ordre ancien dans l’état présent — d’où l’on peut inférer une absence de frontière à l’intérieur de la structure sémantique bruit-silence. Mais de son côté, le titre du poème (« Le Matin du monde ») redoublant celui, presque identique, de la section (« Matins du Monde »), annonce le verbe naître et amplifie par avance son effet « atténuateur », en même temps qu’il laisse attendre l’émergence quasi-miraculeuse de l’être hors du néant. Ce n’est pas tout : le « contexte oeuvre » nous apprend qu’à l’intérieur des paires oppositives, chaque terme provient souvent de son contraire et que cela concerne tout particulièrement certaines structures, dont le couple bruit-silence. De même, la négation de toute perspective temporelle dans ces vers des Amis inconnus :
est certes à rattacher au « contexte poème » qui développe le thème de la mort comme absence absolue, mais de leur côté, le « contexte section » (le poème voisine avec « L’Âme »1590, « Le Regret de la Terre »1591, « L’Âme proche »1592, « Pour un poète mort »1593...) et le titre même de la section (« Les Veuves »1594) évoquent un état où nos repères temporels perdent toute pertinence, ce qui contribue encore à « justifier » la forme paradoxale de la séquence.
En fait, la formule est souvent encerclée par des références à un univers où le paradoxe trouve sa validité, comme dans ces vers du Forçat innocent :
Sans doute la séquence privative est-elle largement préparée par les vers précédents, mais le titre du poème (« Plein ciel ») et celui de la section (« Mes légendes »1596) participent eux aussi à l’« acclimatation » de la formule en renvoyant à un univers où l’imaginaire fait loi. De même, si le vers :
est éclairé par le « contexte poème », d’autres marques d’atténuation se répondent à la périphérie du texte : d’une part, le titre de la section, « Le Miroir intérieur »1598, implique la dualité, d’autre part, les poèmes voisins, dont l’un s’intitule « Alter ego »1599, proposent plusieurs exemples de fracture intérieure. De façon analogue, la séquence :
voit sa tension contradictoire se relâcher grâce au contexte étroit et à la situation d’énonciation (on se souvient que le poète s’adresse aux pins). Mais le titre du poème (« Pins », précisément), celui de la section (« Arbres »1601) et la forte cohérence thématique du « contexte section » contribuent eux aussi à l’intégration du paradoxe.
Pour clore cet aperçu, arrêtons-nous sur une séquence du Corps tragique :
qui offre un bel exemple d’encerclement atténuateur. En effet, d’une part, le contexte immédiat développe et « explique » le gérondif en suffoquant :
d’autre part, le « contexte poème » prépare le paradoxe en évoquant une forme extrême d’épuisement où vie et mort semblent se rejoindre :
Mais le contexte périphérique joue également sa partie, puisque le poème précédent contient ces vers :
où il apparaît clairement que du point de vue du sujet, vie et mort ne sauraient être dissociées. Enfin, le « contexte oeuvre » participe lui aussi à l’intégration de la séquence, dans la mesure où le lecteur y découvre un univers où les limites s’effacent et les contraires s’attirent.
Plusieurs marques se combinent donc fréquemment pour atténuer à des niveaux différents les formules paradoxales et les empêcher de creuser des « trous noirs » dans le tissu textuel. Car tel est bien l’objectif de cette stratégie des « cercles concentriques » : grâce à elle s’opère l’absorption des paradoxes par le texte, lequel satisfait ainsi à une loi essentielle de son économie, la cohérence interne.
Le Forçat innocent, p. 284.
Le Forçat innocent, p. 283.
« [L]e poème, tel que je le conçois généralement, avance par cercles concentriques », « En songeant à un art poétique », Naissances, p. 562.
« Le Matin du monde », p. 171.
« On voyait bien nos chiens perdus dans les landes... », p. 310. C’est l’auteur qui souligne.
P. 309-310.
P. 310-311.
P. 311.
P. 312.
P. 307.
« Plein ciel », p. 285.
Ibid.
« Ainsi parlait je sais bien qui... », Les Amis inconnus, p. 340.
P. 336.
P. 338-339.
« Pins », 1939-1945, p. 433.
P. 432.
« J’ai veillé si longtemps que j’en suis effrayant... », p. 597.
« Il vit toujours, il en fait ses excuses... », p. 597.