1. Le paradoxe formel ou l’objet sans ambiguïté

A. Les modes de résolution

Mais si l’on peut admettre que même les formes les moins ambiguës appartiennent par leur structure à la « galaxie » du paradoxe, une question reste posée : comment le texte fournit-il le code qui résout l’énigme en même temps qu’il la noue ou aussitôt après, quand ce n’est pas avant ? La clé peut se trouver dans le signifié de l’un des termes de la séquence, notamment celui qui sert de support à l’énoncé paradoxal ; ainsi, dans le verset :

Je vois les sapins qui s’efforcent en pèlerinage immobile1605,

le mot sapins induit forcément une lecture métaphorique de la séquence « pèlerinage immobile ». Il en va de même dans le premier de ces vers :

Chevaux de bois au fier galop, tout immobile,
Jouets, vous qui savez les secrets des petits1606.

Sans doute y trouve-t-on la conjonction de deux segments antinomiques (fier galop / tout immobile), mais le terme chevaux de bois ne laisse aucune place au doute : sculpté dans le bois, l’élan représenté ne peut être que figé.

Le cas échéant, la caractérisation permettra de dissiper tout aussi efficacement le paradoxe. Toujours sur le thème du mouvement et de son contraire, le « Portrait » d’Oublieuse mémoire donne à voir un personnage,

[...] les deux bras immobiles,
Pleins de mouvements éteints1607.

Au terme de la séquence, le rapport paradoxal s’est relâché : grâce au talent de l’artiste, les bras gardent le souvenir du mouvement jusque dans leur figement sur la toile.

On s’en souvient, le texte peut encore afficher la genèse du paradoxe, auquel cas les jalons gagnent en efficacité ce qu’ils perdent en discrétion :

Plus tard, vous étiez si près
Que j’entendais votre silence1608
Il a plu si fort que la mer est douce1609.

Ici la résolution ne se contente pas d’être explicite : elle va jusqu’à dévoiler la démarche, voire la technique du poète. Mais sans doute s’agit-il là d’un cas-limite, dans la mesure où la justification vient avant la séquence, la clé avant l’énigme.

Au reste, nous allons retrouver ici, très logiquement, tous les procédés identifiés plus haut comme des modes d’atténuation. Le thème, notamment, permet de désamorcer le paradoxe. Ainsi, l’évocation d’un voyage spirituel explique la formule « notre corps sans le corps »1610, et le thème du souvenir dissipe toute équivoque lorsque le travail de la mémoire est décrit en ces termes :

Et je ferme les yeux
Pour vous voir revenir1611.

De même, le thème de la mort dénoue plus d’un paradoxe en assumant pour son compte les plus vives tensions contradictoires, par exemple dans ce discours de l’âme veillant auprès du corps :

Il n’est plus grande douleur
Que ne pas pouvoir souffrir1612

ou lorsqu’est évoqué le temps du silence forcé :

Surtout ne croyez pas à de l’indifférence
Si je ne vous réponds qu’au moyen du silence1613.

Bref, le thème peut tout à la fois produire et résoudre le paradoxe.

La résolution s’obtient aussi par le contexte et notamment par le titre. Ainsi, « Musée Carnavalet » lève l’ambiguïté de la première strophe, ou plutôt, comme on le verra plus bas, la concentre exclusivement dans le regard du sujet :

Robe sans corps, robe sans jambes,
Robe sans un bouton qui manque
Quel émoi dans la gorge absente.
Comme il bat vite,
Ce coeur qui n’est qu’un souvenir !1614

À l’intérieur du poème, le contexte a aussi le pouvoir de dissiper les paradoxes, soit par l’explicitation :

Je vois clair, je vois noir et non pas que j’hésite,
L’un fera suite à l’autre [...]1615,

soit par la répétition, comme dans « À la Femme »1616, où un effet d’accumulation érige la structure paradoxale en norme textuelle. Cela se produit également dans « Le Chant du malade », où après le verset introducteur posant le code de lecture :

Croyez-moi, rien n’est plus grand que la chambre d’un malade1617,

plusieurs séquences formellement paradoxales exemplifient la situation et s’engendrent par contiguïté sans jamais véritablement produire de rapport paradoxal :

Et l’océan va et vient sans paraître incommodé par l’étroitesse de la chambre
Comme quelqu’un qui a tout son temps
Et qui n’a pas trop de tous ses poissons pour affirmer sa vitalité,
Cependant que des rideaux coulent des cascades qui ne mouillent rien dans la pièce.
Et les oiseaux traversent la cloison sans que tombe même un petit peu de plâtras1618.

La comparaison peut elle aussi dissiper toute tension paradoxale en nous aiguillant vers une lecture métaphorique :

Ainsi l’arbre parlait
Du fond de son silence
Comme parlent les blés,
Comme chantent les plantes1619.

L’identité ou la nature des acteurs de la communication (énonciateur ou destinataire) aura aussi le pouvoir de désambiguïser des énoncés structurellement paradoxaux. On le constate par exemple dans « Équateur », lorsque « Café », allégorie d’un breuvage dont les propriétés excitantes sont bien connues, s’écrie :

J’exulte et fais lever de gros soleils en pleine nuit1620.

Rattaché à son énonciateur, l’énoncé appelle une lecture métaphorique qui le vide de sa charge paradoxale. De son côté, la « Lettre à l’étoile », par la simple mention de la destinataire, annule toute tension sémantique dans :

[...] le voile du jour
À mon regard t’a celée1621.

Quant à la situation d’énonciation, elle désamorce la contradiction formelle de cette séquence où un homme répond à son coeur :

Viens, on a beau être liés
On peut encore s’oublier1622.

Certes, la formulation est éminemment paradoxale, puisque « viens » invite à un rapprochement contredit par le vers suivant, mais la situation d’énonciation lève l’obstacle logique : les deux protagonistes, l’énonciateur et son coeur, ne peuvent vivre l’un sans l’autre, mais le premier aspire à oublier le second, car penser à son coeur, c’est répondre à une inquiétude qu’il nous cause.

Enfin, ces différentes formes de résolution peuvent se conjuguer, comme en témoigne parmi d’autres la séquence :

[...] même des montagnes rocheuses sont douces, faciles au toucher1623

tirée d’un poème au titre tellement explicite (« Les Mains photographiées ») que la contradiction se résoudra sitôt formulée. Or, au mépris de la redondance, le contexte immédiat n’en précise pas moins :

On les [= les mains] faisait pénétrer au monde des surfaces lisses1624.

Notes
1605.

« La montagne prend la parole », Débarcadères, p. 133.

1606.

« Les Jouets », Comme des voiliers, p. 27.

1607.

P. 505.

1608.

« Observatoire », Gravitations, p. 186.

1609.

« Il a plu si fort que la mer est douce... », Oublieuse mémoire, p. 515.

1610.

« À la nuit », p. 475.

1611.

« Dans l’oubli de mon corps », La Fable du monde, p. 391.

1612.

« L’Aube dans la chambre », Les Amis inconnus, p. 309.

1613.

« Le Souvenir », Les Amis inconnus, p. 320.

1614.

Le Forçat innocent, p. 267.

1615.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.

1616.

Oublieuse mémoire, p. 533-534.

1617.

L’Escalier, p. 574.

1618.

Ibid.

1619.

« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 361.

1620.

« Colonies, ô colonies, ardeurs volantes... », Gravitations, p. 220.

1621.

La Fable du monde, p. 388.

1622.

« Extra-systoles », L’Escalier, p. 580.

1623.

Les Amis inconnus, p. 303.

1624.

Ibid.