Mais si l’on peut admettre que même les formes les moins ambiguës appartiennent par leur structure à la « galaxie » du paradoxe, une question reste posée : comment le texte fournit-il le code qui résout l’énigme en même temps qu’il la noue ou aussitôt après, quand ce n’est pas avant ? La clé peut se trouver dans le signifié de l’un des termes de la séquence, notamment celui qui sert de support à l’énoncé paradoxal ; ainsi, dans le verset :
le mot sapins induit forcément une lecture métaphorique de la séquence « pèlerinage immobile ». Il en va de même dans le premier de ces vers :
Sans doute y trouve-t-on la conjonction de deux segments antinomiques (fier galop / tout immobile), mais le terme chevaux de bois ne laisse aucune place au doute : sculpté dans le bois, l’élan représenté ne peut être que figé.
Le cas échéant, la caractérisation permettra de dissiper tout aussi efficacement le paradoxe. Toujours sur le thème du mouvement et de son contraire, le « Portrait » d’Oublieuse mémoire donne à voir un personnage,
Au terme de la séquence, le rapport paradoxal s’est relâché : grâce au talent de l’artiste, les bras gardent le souvenir du mouvement jusque dans leur figement sur la toile.
On s’en souvient, le texte peut encore afficher la genèse du paradoxe, auquel cas les jalons gagnent en efficacité ce qu’ils perdent en discrétion :
Ici la résolution ne se contente pas d’être explicite : elle va jusqu’à dévoiler la démarche, voire la technique du poète. Mais sans doute s’agit-il là d’un cas-limite, dans la mesure où la justification vient avant la séquence, la clé avant l’énigme.
Au reste, nous allons retrouver ici, très logiquement, tous les procédés identifiés plus haut comme des modes d’atténuation. Le thème, notamment, permet de désamorcer le paradoxe. Ainsi, l’évocation d’un voyage spirituel explique la formule « notre corps sans le corps »1610, et le thème du souvenir dissipe toute équivoque lorsque le travail de la mémoire est décrit en ces termes :
De même, le thème de la mort dénoue plus d’un paradoxe en assumant pour son compte les plus vives tensions contradictoires, par exemple dans ce discours de l’âme veillant auprès du corps :
ou lorsqu’est évoqué le temps du silence forcé :
Bref, le thème peut tout à la fois produire et résoudre le paradoxe.
La résolution s’obtient aussi par le contexte et notamment par le titre. Ainsi, « Musée Carnavalet » lève l’ambiguïté de la première strophe, ou plutôt, comme on le verra plus bas, la concentre exclusivement dans le regard du sujet :
À l’intérieur du poème, le contexte a aussi le pouvoir de dissiper les paradoxes, soit par l’explicitation :
soit par la répétition, comme dans « À la Femme »1616, où un effet d’accumulation érige la structure paradoxale en norme textuelle. Cela se produit également dans « Le Chant du malade », où après le verset introducteur posant le code de lecture :
plusieurs séquences formellement paradoxales exemplifient la situation et s’engendrent par contiguïté sans jamais véritablement produire de rapport paradoxal :
La comparaison peut elle aussi dissiper toute tension paradoxale en nous aiguillant vers une lecture métaphorique :
L’identité ou la nature des acteurs de la communication (énonciateur ou destinataire) aura aussi le pouvoir de désambiguïser des énoncés structurellement paradoxaux. On le constate par exemple dans « Équateur », lorsque « Café », allégorie d’un breuvage dont les propriétés excitantes sont bien connues, s’écrie :
Rattaché à son énonciateur, l’énoncé appelle une lecture métaphorique qui le vide de sa charge paradoxale. De son côté, la « Lettre à l’étoile », par la simple mention de la destinataire, annule toute tension sémantique dans :
Quant à la situation d’énonciation, elle désamorce la contradiction formelle de cette séquence où un homme répond à son coeur :
Certes, la formulation est éminemment paradoxale, puisque « viens » invite à un rapprochement contredit par le vers suivant, mais la situation d’énonciation lève l’obstacle logique : les deux protagonistes, l’énonciateur et son coeur, ne peuvent vivre l’un sans l’autre, mais le premier aspire à oublier le second, car penser à son coeur, c’est répondre à une inquiétude qu’il nous cause.
Enfin, ces différentes formes de résolution peuvent se conjuguer, comme en témoigne parmi d’autres la séquence :
tirée d’un poème au titre tellement explicite (« Les Mains photographiées ») que la contradiction se résoudra sitôt formulée. Or, au mépris de la redondance, le contexte immédiat n’en précise pas moins :
« La montagne prend la parole », Débarcadères, p. 133.
« Les Jouets », Comme des voiliers, p. 27.
P. 505.
« Observatoire », Gravitations, p. 186.
« Il a plu si fort que la mer est douce... », Oublieuse mémoire, p. 515.
« À la nuit », p. 475.
« Dans l’oubli de mon corps », La Fable du monde, p. 391.
« L’Aube dans la chambre », Les Amis inconnus, p. 309.
« Le Souvenir », Les Amis inconnus, p. 320.
Le Forçat innocent, p. 267.
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.
Oublieuse mémoire, p. 533-534.
L’Escalier, p. 574.
Ibid.
« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 361.
« Colonies, ô colonies, ardeurs volantes... », Gravitations, p. 220.
La Fable du monde, p. 388.
« Extra-systoles », L’Escalier, p. 580.
Les Amis inconnus, p. 303.
Ibid.