B. L’ajustement des comparaisons et des métaphores

Du reste, la comparaison et la métaphore connaissent un traitement très particulier dans la poésie de Supervielle : en effet, l’accent y est mis sur la différence plutôt que sur l’intersection entre comparant et comparé. Ainsi, observons ces quelques vers :

Hommes, femmes de la rue
Qui vous croisez, paroles tues,
Ainsi qu’un peuple de statues
Sans socle et toujours ambulantes1633.

Sitôt la comparaison posée, le texte insiste non pas sur ce qui la justifie, mais sur ses limites, autrement dit sur ce qui sépare irréductiblement le comparant du comparé. C’est alors qu’apparaissent des formes paradoxales, puisque le comparant se voit privé de sèmes fondamentaux (statues / Sans socle) ou pourvu d’une propriété qui contredit sa nature (ambulantes). De même, dans ces vers :

Car l’ennemi est dans la place
Blanc comme écume d’océan,
Mais écume qui s’éternise1634,

le texte ajuste la comparaison au contexte en soulignant une différence radicale entre comparé et comparant, au point que le lecteur peut s’interroger sur la pertinence de la comparaison : l’écume n’est-elle pas un symbole d’éphémérité, de tout ce qui ne cesse de se défaire et se refaire ? Mais sans doute l’enjeu est-il ailleurs que dans la justesse. Comment ne pas voir, en effet, que grâce au tremplin de la comparaison, la structure paradoxale s’impose sans difficulté ?

La métaphore, elle aussi, va bien souvent préparer le paradoxe de surface. Pour ce faire, elle dispose de deux stratégies, dont l’une sera beaucoup plus productive que l’autre. La stratégie conjonctive consiste à caractériser le comparant à l’aide d’un adjectif qui contredit l’un de ses sèmes nucléaires. On le voit dans ces vers :

Est-ce le maternel tombeau
Vivant dont vous vous souvenez [...] ?1635

où la spécificité (vivant) du comparé par rapport au comparant (tombeau) est immédiatement soulignée. Il ne peut évidemment en résulter qu’une séquence paradoxale d’une grande limpidité, mais purement formelle. Quant à la stratégie disjonctive, que le texte préfère, elle consiste à redéfinir le sémantisme du comparant en lui retirant un sème essentiel. Elle s’appuie sur la négation :

Ces veines, bleus ruisseaux ne faisant pas de bruit,
Je les veux suivre au bout de leur grande aventure1636
Je suis le battant humain
Que ne révèle aucun bruit,
De la cloche de la nuit1637
Comme chaque nuit elle s’étoila
De ses milliers d’yeux dont aucun ne voit 1638

ou sur la caractérisation soustractive, qui se traduit, on s’en souvient, par un usage récurrent de la structure sans + GN. Ainsi la muraille devient-elle « ‘un front sans visage’ »1639, le canon de la carabine, un ‘« OEil [...] sans paupière’ »1640 et les gondoles, ‘« des carrosses sans roues’ »1641. Si la mention sans équivoque du comparé1642 dissipe toute ambiguïté, on constate que dans tous les cas, le texte recueille à sa surface une structure paradoxale d’une lisibilité parfaite.

Ces liens entre métaphore et paradoxe apparaissent avec plus d’évidence encore lorsque les deux figures sont filées conjointement dans une totale transparence. Un poème du Forçat innocent commence ainsi :

Grands yeux dans ce visage,
Qui vous a placés là ?
De quel vaisseau sans mâts
Êtes-vous l’équipage ?1643

La formule « vaisseau sans mâts », appliquée à un visage dans une métaphore in praesentia, ne contient aucune ambiguïté. Il n’empêche, la synergie fonctionne à plein entre métaphore et paradoxe, ce que confirme cet autre vers un peu plus bas :

Feux noirs d’un bastingage

À travers bastingage est en effet prolongée l’isotopie marine du comparant (cf. « vaisseau », « équipage », « abordage »1644) sans que s’en trouve effacée l’isotopie du comparé (cf. « noirs », « yeux », « cils »), et grâce à l’interprétant feux, une structure paradoxale se met en place (« feux noirs »). Il en va de même dans ces vers :

Voici l’Himalaya qui hennit irréel,
[...]
Grand cheval galopant sur place à toute allure
Et tirant vers le haut par ses mille encolures1645.

Grâce au filage de la métaphore et à la prise en compte simultanée du comparant et du comparé, le texte obtient un véritable enchevêtrement des isotopies de la vitesse et de l’immobilité, lequel se traduit par deux oxymores : « ‘galopait sur place’ » et « ‘sur place à toute allure’ ». Ces deux formules méritent d’être regardées de près : ‘« galoper à toute allure’ » formerait un cliché. Or celui-ci éclate en deux oxymores grâce au rappel de la spécificité du comparé (la montagne, qui, forcément, reste sur place), de sa différence par rapport au comparant (le cheval), bref, grâce à un usage paradoxal de la métaphore.

Reste néanmoins à expliquer ce « tropisme » textuel vers le paradoxe formel à travers la comparaison ou la métaphore. En effet, pourquoi opter pour des figures nécessitant des « rectifications », des spécifications telles qu’elles menacent de les invalider ? Il semble que l’enjeu, à un premier niveau, soit de réduire l’écart entre comparé et comparant. Curieusement, il s’agirait donc, à travers ces rectifications paradoxales, de concilier les deux isotopies, contextuelle et figurée, et plus précisément de justifier les métaphores en réduisant leur impertinence sémantique, de les rendre plus plausibles, quitte à mettre en question leur pertinence rhétorique. Mais de toute évidence le texte tire de cette pratique un autre bénéfice : la possibilité de multiplier les séquences paradoxales, si superficielles soient-elles.

Notes
1633.

« Visages », À la nuit, p. 478.

1634.

« L’Homme », Oublieuse mémoire, p. 495.

1635.

« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.

1636.

« Approchez-vous, baissez les yeux sur mon amour... », Le Forçat innocent, p. 253.

1637.

« Oloron-Sainte-Marie », Le Forçat innocent, p. 257.

1638.

« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 346.

1639.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 236-237.

1640.

Ibid., p. 237.

1641.

« Venise », Le Corps tragique, p. 647.

1642.

En effet, dans ces exemples comme dans les précédents, le comparé est explicitement mentionné : les mots muraille (ex. 1) et gondoles (ex. 3) figurent dans le contexte immédiat et le canon de la carabine est désigné par l’expression trou noir (ex. 2).

1643.

« Grands yeux dans ce visage... », p. 245.

1644.

V. deuxième strophe :

« Depuis quel abordage

Attendez-vous ainsi

Ouverts toute la nuit ? »

1645.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 510.