3. Le paradoxe du côté du sujet

Ce type de séquence permet d’ailleurs de situer sans conteste l’origine du paradoxe. En effet, si l’on conclut qu’il réside dans le traitement de la comparaison et de la métaphore, cela revient à poser que l’objet, en soi, n’est nullement paradoxal. Telle est bien, au fond, la leçon à tirer de ces formes faibles : elles révèlent très clairement que le paradoxe se trouve exclusivement du côté du sujet. Deux exemples de ces paradoxes de surface montreront que la tension antinomique ne se situe pas dans le référent, mais dans sa perception, dans sa lecture :

Et c’est Paris qui fait irruption par la croisée
Avec les grandes foulées de Notre-Dame de pierre1646
[...] des rideaux coulent des cascades qui ne mouillent rien dans la pièce1647.

Si dans la réalité Paris ne bouge pas plus que les rideaux ne « mouillent », le sujet invente de son côté un mouvement qui anime la pierre et des rideaux qui engendrent des cascades. Autrement dit, le paradoxe relève par nature de la représentation de l’objet par le sujet. D’ailleurs, le rôle déterminant de la subjectivité peut se manifester très clairement, comme dans ces vers de 1939-1945 :

C’est beau d’avoir [...]
[...] servi de rivages
À d’errants continents1648,

où le paradoxe par inversion découle à l’évidence du point de vue résolument subjectif — pour ne pas dire égocentrique — de l’énonciateur.

Au point où nous en sommes, il convient donc de nuancer le jugement selon lequel un thème serait par nature paradoxal. De fait, si « Anniversaire » donne à lire ce verset :

Et l’on te mit en mouvement pour ton pèlerinage de pierre1649,

cela ne signifie pas que la mort soit paradoxale en soi, mais que le sujet a besoin du paradoxe pour l’exprimer. La récurrence de la figure dans certains champs notionnels montre donc que le poète ne saurait les parcourir autrement, c’est-à-dire sans le secours du paradoxe. Face à certains thèmes, il réagit en effet par une tension dualiste que seul le paradoxe possède le double pouvoir d’enregistrer et de dépasser.

Ainsi les stratégies d’atténuation en viennent-elles parfois à résoudre les séquences paradoxales, empiétant par là sur le rôle du lecteur. L’évocation d’objets sans mystère et de procès vidés de toute ambiguïté ou tout bonnement expliqués, les jeux sur la polysémie et l’homonymie ainsi que le traitement de la métaphore, d’où le texte tire des paradoxes formels en se focalisant sur les différences plutôt que sur les analogies, tout invite à situer le paradoxe non dans l’action ou l’objet évoqués, mais dans le regard qui se pose sur eux, ou plus exactement chez le sujet qui les donne à voir. On en déduira qu’il est impossible d’écarter une séquence structurellement paradoxale sous prétexte qu’elle ne présente pas de tension logico-sémantique. En effet, les paradoxes de surface attestent tout autant que les formes fortes de l’indissociabilité de l’écriture poétique et d’une pratique lexico-syntaxique fondée sur l’articulation de la disjonction et de la conjonction.

Notes
1646.

« Paris », Naissances, p. 554.

1647.

« Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574.

1648.

« Hommage à la vie », p. 427.

1649.

« Hommage au poète Julio Herrera y Reissig », Oublieuse mémoire, p. 526.