Conclusion

En règle générale, le texte atténue donc les séquences paradoxales qu’il engendre. L’opération peut rester implicite, une tradition rhétorique ou thématique se chargeant d’intégrer, voire de justifier le paradoxe, mais plus fréquemment elle laisse des traces dans le contexte, quand ce n’est pas dans la séquence même.

Malgré les très nombreuses influences qui s’exercent sur les paradoxes, certains d’entre eux résistent et leur grammaticalité n’apparaît qu’à la lumière du « contexte oeuvre ». Mais la plupart font l’objet de négociations à des niveaux inférieurs (recueil, section, poème ou microcontexte), avec pour enjeu la conciliation des exigences contradictoires du texte et de la séquence. Enfin, dans bien des cas, deux points de vue divergents, sinon opposés, se rencontrent dans un même énoncé et grâce à la polyphonie qui s’installe, le texte peut conserver sa cohérence tandis que le paradoxe impose ses structures.

Celui-ci, on l’a vu, est rarement obscur chez Supervielle. Il arrive même, et assez fréquemment, que la forme proposée ne renferme aucune ambiguïté, en particulier quand elle s’appuie sur une comparaison ou une métaphore centrée sur les différences plutôt que sur les analogies. Alors le paradoxe se déplace et son origine apparaît plus clairement : non pas du côté de l’objet, mais dans le regard qui le contemple, bref, du côté du sujet.

Mais que va-t-il résulter de ce nouveau paradoxe, situé cette fois au coeur de la pratique poétique superviellienne ? Comment l’attachement à la cohésion textuelle va-t-il cohabiter avec l’usage fréquent d’une figure réputée menaçante pour l’économie du discours ? On sait comment le texte s’y prend pour ne pas ruiner la signification au profit de la seule signifiance : s’il recherche les paradoxes, il ne leur permet pas de se constituer en discours indépendant. Soucieux de les assimiler, le plus souvent il les affaiblit. Car ici réapparaissent les principes antagonistes qui se partagent la poésie de Supervielle : face à des structures langagières autonomes, à première vue plus portées à actualiser leur modèle qu’à véhiculer du sens, une force centripète profondément enracinée préserve l’unité du texte. Le conflit n’offre pas grand suspense : les tendances à l’éclatement sont généralement maîtrisées. Le texte l’emporte sur ses parties, conservant dans son orbite celles qui aspiraient à former un langage indépendant.

Il reste que cette forme de paradoxe apparaît comme l’un des traits définitoires de la poésie de Supervielle. Car elles sont surprenantes, ces figures qui feignent de rompre la cohérence du poème pour, finalement, se laisser « récupérer ». Lancer sur des barils de poudre des pétards mouillés, tel n’est pas le moindre des paradoxes de cette pratique du langage.