1. Le paradoxe face aux leçons de l’expérience

Son rôle consiste alors à remettre radicalement en question notre expérience du possible et à instaurer à sa place une logique poétique. Toutes les données de l’expérience sont contredites : l’alouette meurt en plein vol, « ‘Ne sachant comme l’on tombe’ »1651, le poisson « ‘n’a pas besoin d’eau’ »1652 et « ‘le village sur les flots’ » se passe de « ‘rues’ » et de « ‘clocher’ », de « ‘drapeau’ » et de « ‘linge’ ‘à’ ‘sécher’ »1653. En somme, le paradoxe à la fois révèle et promeut des principes de fonctionnement contraires aux lois qui régissent la « réalité ». Ainsi exerce-t-il sur la forme figée que prennent dans la langue les prétendus acquis de l’expérience une fonction critique allant volontiers jusqu’à la subversion. Plus d’une fois, on l’a vu s’en prendre au discours des stéréotypes. Il n’est pas anodin que « ‘les chevaux du Temps » « emplissent de faiblesse’ »1654 l’énonciateur et que le matin soit qualifié de « ‘noir et plein d’innocence »’ 1655. De même, on s’en souvient, les personnages de ‘« L’Escalier’ » sont ‘« à l’impossible tenus’ »1656, l’âme « ‘tire sa couleur de l’iris de nos yeux’ »1657 et le poète est déclaré en plein travail « ‘même quand il a l’air de bâiller’ »1658. Ces paradoxes ne sont pas seulement de surface : grâce à eux, les associations trop bien installées sont déconnectées et les stéréotypes, peu propices à l’expérience créatrice, vacillent, tandis que se développe au fil des pages une sorte de scepticisme poétique.

Notes
1651.

« Loin de l’humaine saison », Gravitations, p. 214.

1652.

« Rencontre », 1939-1945, p. 442.

1653.

« Le Village sur les flots », Gravitations, p. 207.

1654.

« Les Chevaux du Temps », Les Amis inconnus, p. 300.

1655.

« Je me souviens — lorsque je parle ainsi... », Les Amis inconnus, p. 317.

1656.

L’Escalier, p. 571.

1657.

« Rien qu’un cri différé qui perce sous le coeur... », La Fable du monde, p. 380.

1658.

« Hommage au poète Julio Herrera y Reissig », Oublieuse mémoire, p. 526.