Pour expliquer l’importance prise par la quête de l’unité dans la poésie de Supervielle, il faut d’abord esquisser la dynamique dont elle est l’aboutissement. Précisons toutefois, avant de la retracer, que la chronologie proposée ici n’est pas donnée, produite par les textes, mais construite pour la clarté de l’exposé. Car les poèmes de Supervielle ne proposent que des fragments épars de ce « drame » qui se répète indéfiniment. Sans doute le poète n’en distingue-t-il pas les différentes phases parce que chacune d’elles correspond à une modalité d’existence où il se reconnaît plus ou moins consciemment. Ordonnons-les néanmoins chronologiquement : elles composent une suite tout à fait cohérente.
Au début est le fragment, puis, lorsque le sujet ou l’objet s’est enfin constitué, vient le temps de la cohésion. Mais une menace point déjà : en suivant la pente de leur narcissisme indolent et naïf, l’être et l’objet risquent de se retrouver prisonniers d’eux-mêmes. Pour un moment, chacun se plaît en sa propre compagnie et croit pouvoir se suffire à soi-même :
Mais le leurre de l’autarcie ne dure pas. Certes, chez l’homme, l’harmonie originelle n’est pas menacée dès la prime enfance : entre « ‘l’âme et l’enfant’ »1685 (Françoise, la fille du poète), il règne la même complicité qu’entre deux « ‘soeurs jumelles’ ». Mais avec le temps, les rapports se compliquent, les « deux voix » ne tiennent plus le même langage, l’homme et son double se détournent l’un de l’autre. Très exceptionnellement, les deux instances peuvent se rapprocher pour une révélation mutuelle1686, mais dans l’ensemble, les tensions se multiplient, suscitant la contradiction systématique (cf. « Alter ego »1687), l’asymétrie ou la discontinuité :
Il y a plus grave : les êtres et les choses sont bientôt emportés dans une circularité sans issue ou saisis d’un sentiment d’enfermement :
Ces étoiles oublieront leur reflet sur les eaux du lac1693 et avec le reflet, comme avec le miroir 1694 , commencera l’ère des « ruptures » (titre d’une section du Forçat innocent) et de l’émiettement (cf. « ‘Je compte mes moi dispersés’ »1695).
Quel rôle les séquences paradoxales peuvent-elles jouer dans ce drame ontologique ? On aura reconnu ci-dessus un verset déjà cité (« ‘Je m’enfante plusieurs fois solennellement’ »), ou bien perçu un rapport paradoxal dans telle autre formule. Il n’y a là rien d’étonnant : le paradoxe se trouve souvent aux origines de la quête unitaire, car il a le pouvoir de rendre compte très efficacement des situations d’enfermement. Dans Gravitations, « ‘mille poissons sans visage [...] cachent en eux leur chemin ’»1696, un autre « ‘poisson [...] s’égare au fond de lui-même’ »1697 et
De même, « la Nuit convertie en femme » est présentée comme
L’homme, comparé aux arbres dans 1939-1945, ne fait pas mieux :
et Oublieuse mémoire confirme : muré en lui-même, il s’en va
Le texte fait aussi appel au paradoxe pour évoquer l’étape suivante, celle des fractures. Nous savons que la dissociation paradoxale affecte principalement le sujet, qui en est parfois réduit à se chercher au loin :
Mais l’objet n’y échappe pas toujours : ainsi une statue est privée de son socle1704 et la fougère de ses racines1705. Rappelons que poussé à l’extrême, ce processus peut conduire à un total émiettement, voire jusqu’à la dématérialisation du référent poétique. Dans ce cas, le discours se fera de nouveau paradoxal, qu’il s’agisse des morts, premières victimes de cette dépossession de soi, ou des ‘« objets inanimés’ » (on se souvient des ‘« vagues sans eaux’ »1706 et de la « ‘nuit sans étoiles [...] ni nuages’ »1707).
En somme, le paradoxe est souvent appelé à exprimer l’en deçà de la quête de l’unité, et notamment deux moments clés de l’histoire du sujet et de l’objet poétiques : l’enfermement en soi-même et les fractures — voire la dématérialisation — qui en résultent.
« Équipages », Gravitations, p. 174.
« Échanges », Gravitations, p. 197.
« L’oubli me pousse et me contourne... », Oublieuse mémoire, p. 489.
« 400 atmosphères », Gravitations, p. 206.
« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 361.
« À une enfant », Gravitations, p. 162.
Cf. « Plus de trente ans je me cherchai... », Débarcadères, p. 153.
Les Amis inconnus, p. 338-339.
« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 305.
« Ainsi parlait je sais bien qui... », Les Amis inconnus, p. 340.
« Un homme à la mer », Gravitations, p. 224.
« Le Nuage », Gravitations, p. 181.
« Haut ciel », Gravitations, p. 183.
« Le Matin du monde », Gravitations, p. 172.
Cf. par exemple : « Qu’on lui donne un miroir au milieu du chemin,
Elle y verra sa vie échapper à ses mains »
(« Le Miroir », Le Forçat innocent, p. 280).
« Iguazu », Débarcadères, p. 151.
« Haute mer », p. 207.
« Un homme à la mer », p. 225.
« Alarme », p. 204.
« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 345.
« Arbres dans la nuit et le jour », 1939-1945, p. 432.
« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.
« Plein ciel », 1939-1945, p. 438.
« Un cheval confidentiel... », Le Corps tragique, p. 617.
« Visages », À la nuit, p. 478.
« Apparition », Gravitations, p. 164.
« Coeur », Gravitations, p. 193.
« L’Allée », Les Amis inconnus, p. 301.