2. Le paradoxe dans la construction d’une logique spécifique

Par ailleurs, la recherche de l’unité dans un univers traversé par des forces souvent antagonistes va nécessiter une logique particulière. De par sa nature, le paradoxe contribuera évidemment à son installation — en même temps qu’il en sera la manifestation la plus accomplie.

A. L’élargissement du champ des possibles

Le paradoxe provoque notamment un élargissement considérable du champ des possibles en caractérisant et en définissant les êtres et les choses ou en illustrant leur spécificité. Ainsi, dans La Fable du monde, « l’inconnu » est présenté comme un ‘« Dieu [...] peut-être sans espérance’ »1708 tandis que l’énonciateur avance pour lui-même cette définition :

Cette autre chose c’est encor moi, c’est peut-être mon vrai moi-même1709

Les signifiés poétiques, en se montrant d’une ductilité extrême (au point que des contradictions ou des oppositions aussi fondamentales que divinité / désespoir ou moi / non-moi sont levées), révèlent une logique apparemment libre de tout interdit, en tout cas assez ouverte pour transformer en compatibilité l’antagonisme le plus radical.

Dans sa fonction illustrative, le paradoxe produit un effet similaire. Il annule des contradictions et élargit autant qu’il se peut la combinatoire lexicale et logico-sémantique — par exemple quand il prête à Dieu une discrétion confinant à la timidité1710 ou qu’à l’inverse il exalte en l’exemplifiant la nature transcendante de Jeanne :

[Tu] te révèles te célant1711
Nos fleuves sont en moi, la France l’est aussi,
Je puis y pénétrer sans m’éloigner d’ici1712.

Le phénomène touche aussi le monde des choses, le nuage, par exemple, dont la nature magique est illustrée par le pouvoir de tout « embarquer » sans que le poids soit jamais un obstacle1713.

Bref, par son double rôle, définitionnel et illustratif, le paradoxe ouvre tout grand l’éventail des possibles. En cela il concourt très efficacement à la structuration de l’univers superviellien1714.

Notes
1708.

« Prière à l’inconnu », p. 364.

1709.

Ibid., p. 363.

1710.

Cf. :« Et partout Dieu s’efface

Pour ne pas déranger »

(« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 361).

1711.

« Dialogue avec Jeanne », 1939-1945, p. 423.

1712.

Ibid., p. 424.

1713.

« Le Nuage », Gravitations, p. 181.

1714.

Pour illustrer l’impact des séquences paradoxales sur l’organisation du monde poétique, il suffira de rappeler quelques-uns des domaines où leurs effets sont déterminants. On se souvient par exemple que les éléments et les dimensions tirent du paradoxe leur spécificité. Citons encore l’instabilité des repères et l’autonomie de la partie à l’égard du tout, qui s’expriment elles aussi par de nombreux paradoxes.