B. Le paradoxe et la suspension des lois du tiers exclu et de non-contradiction

En fait, l’univers poétique de Supervielle s’organise selon une logique dont le paradoxe est la clé de par les possibilités qu’il ouvre. Dans ce monde, on le sait, un jeu de cartes se révèle à la fois « ‘complet » et « mutilé’ »1715, un secret est en même temps « ‘mal [et] bien gardé ’»1716 et l’immobilité n’exclut pas le mouvement1717. En somme, la loi du tiers exclu n’est pas respectée : à l’injonction logique ce doit être l’un ou l’autre, le texte répond en faisant coexister l’un et l’autre, et en cela il obéit pleinement à un « tropisme » que nous avons déjà rencontré sous des formes moins audacieuses1718, il mène à son terme sa logique interne.

Ailleurs, « ‘Lorsque le noyé se réveille au fond des mers’ », un cavalier « ‘se coupe devant lui une main sans qu’il y ait une goutte de rouge’ »1719. Nouveau schéma logique : cette fois, l’infraction paradoxale porte sur la loi de non-contradiction. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres montreront qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé :

Vous enchaînez les mots, c’est pour les délivrer1720
Mais si tu veux y voir clair, il faut venir tous feux éteints1721
Bien qu’elle se soit trouvée depuis longtemps, Venise se cherche et se cherchera toujours1722.

Somme toute, le paradoxe s’emploie à invalider deux principes tenus pour fondamentaux dans « l’universel reportage » (Mallarmé) : la loi du tiers exclu et celle de non-contradiction. Sans doute retrouve-t-on ici des traits génériques du code poétique. Lorsque Julia Kristeva cite « ‘deux lois logiques [qui] ne semblent pas avoir cours dans le langage poétique ’», il se trouve que l’une d’elles est « ‘la loi du tiers exclu’ »1723, et la liste des « ‘sept vertus cardinales’ » du langage expressif1724 établie par Philip Wheelwright se termine ainsi : « ‘6. Le refus de la loi du tiers exclu. 7. Le refus de la loi de la non-contradiction ’»1725. La fréquence très élevée de ces « refus » chez Supervielle mérite néanmoins d’être signalée. Beaucoup plus stimulants que ces deux lois, les principes de son univers poétique invitent en effet au dépassement des contradictions et privilégient le « ‘tiers inclus’ »1726.

Notes
1715.

« Figures », Les Amis inconnus, p. 303.

1716.

« Ce pur enfant », Naissances, p. 543.

1717.

V. chapitre III.

1718.

V. chapitre I.

1719.

« Le Survivant », Gravitations, p. 169.

1720.

« À Saint-John Perse », Le Corps tragique, p. 622.

1721.

« Au soleil », Le Corps tragique, p. 625.

1722.

« Venise », Le Corps tragique, p. 647.

1723.

Séméiotikè, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1978, p. 203-204.

1724.

Tzvetan Todorov apporte sur cette catégorie les précisions suivantes : « Philip Wheelwright [...], dans le chapitre “Les traits du langage expressif” de son livre The burning fountain, énumère jusqu’à sept vertus cardinales de ce qui, chez lui, déborde explicitement la poésie, pour inclure toute littérature, la mythologie, la religion, mais qui ne se manifeste pas moins dans la poésie de façon exemplaire » (art. cité, p. 387). C’est nous qui soulignons.

1725.

Ibid., p. 388.

1726.

Mariana Tutescu, art. cité, p. 88.