3. La dualité et l’unité en perspective

Sur le chemin de l’unité, nous le savons, se rencontrent de redoutables opposants, à savoir les forces de dispersion et de division. La prégnance des schémas dualistes mérite ici un traitement particulier pour la spécificité du problème qu’elle pose. A priori, la dualité appelle l’antithèse. Comme nous l’avons vu plus haut, celle-ci présente une analogie avec le paradoxe, que Georges Molinié définit d’ailleurs comme ‘« une antithèse à la fois généralisée et maximalisée’ »1732. Certes, dans le paradoxe la tension sémantique se relâche sur un plan supérieur, ce qui n’est pas le cas dans l’opposition canonique, mais il existe des points de contact. Ainsi faut-il reconnaître que le ‘« mur de l’antithèse’ »1733 est parfois bien fragile, et qu’inversement certains paradoxes sont plus « a‘ntithétiques ’» que d’autres. C’est notamment le cas des séquences fondées sur la confrontation des principes de désir et de réalité :

Tu formes le Voyage et tu demeureras1734
Ô mer qui ne puise en soi que ressemblances,
et qui pourtant de toutes parts
s’essaie aux métamorphoses1735
Ô toi toujours en partance
Et qui ne peux t’en aller1736.

Le caractère antithétique de ces formules est évident. Qu’est-ce donc qui permet de les identifier comme des paradoxes ? Le dernier exemple le montre bien : il est tiré de « Marseille » et par-delà l’opposition, sa fonction est de marquer l’ambivalence d’une ville qui réunit deux éléments jugés d’ordinaire incompatibles. « [S‘]ortie de la mer, avec ses poissons de roche, ses coquillages et l’iode »’, elle abrite des hommes et des femmes aux « ‘yeux de phosphore », « ses tramways avec leurs pattes de crustacés sont luisants d’eau marine » et ses « chaises frétillantes’ ». Bref, elle est à la fois terrestre et marine et sa nature, précisément, subsume, englobe les deux éléments qui, pour elle, ne s’excluent pas, même si son départ vers d’autres horizons reste impossible.

En somme, en distinguant entre paradoxes plus ou moins antithétiques, nous transposons le modèle scalaire proposé par Mariana Tutescu sur l’axe fort-faible 1737. Car il existe aussi de nombreuses nuances entre les paradoxes antithétique et conciliateur et si les principes de dualité et d’unité cohabitent dans toutes les séquences, leur importance relative varie et avec elle, la fonction des différents paradoxes.

À ce propos, il est intéressant d’observer comment la dualité peut être travaillée par le souci de l’unité. Considérons par exemple les paradoxes où le principe dualiste s’affiche, c’est-à-dire les formes où s’impose le modèle de la bipolarisation malgré toutes les perspectives ouvertes par l’élargissement du champ des possibles. L’attrait du texte pour le modèle symétrique ne fait alors pas de doute : la poursuite va de pair avec la fuite1738, la « ‘fidélité de chien’ » avec la « ‘hauteur de souveraine’ »1739 et les « ‘dons de vie et d’assassin’ »1740 sont indissociables. La symétrie peut aussi s’imposer à partir d’un intertexte fourni par la doxa. Dans « ‘Tu t’accuses de crimes...’ », l’énonciataire découvre que son « ‘meilleur ami / A le regard qu’il faut’ » pour lui ‘« servir de bourreau’ »1741, alors que, d’après l’opinion commune, on trouve ce regard chez son pire ennemi. Selon le même schéma, le « ‘crime [...] allège’ »1742 et l’« ‘impasse [...] délivre’ »1743. On le voit, si l’éventail des possibles est très largement ouvert, le texte propose des séquences fondées sur un modèle valorisant la symétrie, ce qui sans doute induit de vives tensions, mais postule le plus souvent la compatibilité des contraires ou des contradictoires, et parfois leur équivalence, lorsqu’en se substituant l’un à l’autre, ils en viennent à posséder la même distribution.

Quant aux paradoxes par inversion, ils présentent sous cet angle une particularité remarquable. Relisons par exemple ces deux séquences :

Ces empereurs, ces rois, ces premiers ministres, entendez-les qui me font leurs offres de service1744
Ici le contenu est tellement plus grand
Que le corps à l’étroit, le triste contenant...1745

Par la subversion même de schémas dualistes bien établis, ces renversements témoignent à l’évidence d’un désir de revanche sur l’ordre des choses. Cette revanche, cependant, n’est pas sous-tendue par une contestation de fond, puisqu’à travers l’inversion des rôles, la dualité est respectée et donc cautionnée. Cela dit, en renversant une situation figée ou une vérité d’expérience, le texte procède à un rééquilibrage entre les termes d’une opposition, rompt avec l’univocité d’une relation et en cela il assouplit les schémas dualistes.

En définitive, on constate de nouveau que le paradoxe joue un rôle déterminant dans tout ce qui prépare et justifie la quête de l’unité. S’il nous a éclairés sur les causes, il permet aussi d’exprimer la dualité, laquelle reste forcément dans la perspective qui est la sienne une étape à dépasser. Cela sera du reste facilité par le fonctionnement des très nombreuses séquences qui, par-delà leur structure dualiste, laissent entrevoir un accès à l’unité.

Notes
1732.

Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, coll. « Guides de la langue française », 1992, art. « paradoxe », p. 240.

1733.

Roland Barthes, op. cit., p. 33.

1734.

« Tu sais pousser les mots aux rails luisants des rimes... », Poèmes, p. 51.

1735.

« Comme un boeuf bavant au labour... », Débarcadères, p. 123.

1736.

« Marseille », Débarcadères, p. 141.

1737.

V. chapitre IV.

1738.

« La Captive », 1939-1945, p. 449.

1739.

« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.

1740.

Ibid.

1741.

Le Forçat innocent, p. 263.

1742.

« L’Interlocutrice incertaine », L’Escalier, p. 583.

1743.

« Les Deux Soleils », L’Escalier, p. 588.

1744.

« Au feu ! », Gravitations, p. 227.

1745.

« Le Corps », La Fable du monde, p. 374.