Le paradoxe use de procédés divers pour à la fois annoncer et préparer les conciliations qui, chez Supervielle, constituent l’enjeu majeur de l’écriture poétique. D’abord, des structures qui, hors texte, s’opposent sont superposées par projection. Ainsi, l’organisation du monde extérieur est transposée dans l’espace intérieur, si bien que le second devient le prolongement du premier et que l’ensemble forme un continuum homogène :
Une telle projection implique-t-elle forcément que l’un des termes de la structure binaire impose à l’autre son fonctionnement ? En fait, deux modèles coexistent et l’un des éléments ne l’emporte pas toujours sur l’autre. Ainsi, la mer et le ciel se présentent comme deux coupes accollées entre lesquelles des projections se font dans les deux sens, les oiseaux sillonnant la mer1754 tandis que les poissons volants s’attardent dans les airs1755.
Pour faciliter les conciliations, les séquences paradoxales assurent aussi la transition entre les deux termes d’une opposition. Ainsi, certaines formules induisent un relâchement de la tension bipolaire, comme ici entre le soleil et la lune :
Ou bien la séquence crée des liens dans l’espace (entre ici et là) et dans le temps (entre tout à l’heure et maintenant) :
De façon analogue, la Seine est définie comme un trait d’union :
Évidemment, le paradoxe assure d’autant plus facilement cette fonction transitionnelle que les contraires et les contradictoires se caractérisent par une interdépendance dont il porte d’ailleurs témoignage. C’est ainsi que l’obscurité a besoin de la clarté et qu’un mouvement ascendant ne peut se concevoir sans son contraire :
Ce lien indissoluble résulte de l’attraction réciproque des contraires. Ce n’est en effet pas un hasard si ‘« l’aurore croise le soir’ »1761, si ‘« La lampe rêv[e] tout haut qu’elle [est] l’obscurité’ »1762, ou encore si s’entrelacent les feuillages de « ‘la tristesse et [de] la joie ’»1763. Cette attraction, on s’en souvient, est d’autant plus vive que l’univers de Supervielle recherche l’extrême différence au sein d’un même ensemble. Or les contraires représentent l’un pour l’autre le summum de l’altérité au sein du même. Situés aux antipodes d’une même structure bipolaire, ils s’inscrivent dans ‘« une continuité essentielle’ »1764. C’est dire qu’ils partagent la même essence. Déjà, certaines métamorphoses le laissent à penser ; « Tuerie », par exemple, qui appelle de ses voeux la transformation suivante :
On l’a noté, dans le souhait du poète, la sécheresse n’est pas remplacée par la rosée, mais elle se transforme en son contraire, ce qui révèle une essence commune. En outre, si le soleil est issu de l’ombre1766, le silence du bruit1767 et inversement1768, il faut bien conclure de ces filiations que les contraires possèdent en commun des traits fondamentaux.
Un pas de plus et ils seront tenus pour équivalents, et même, dans ‘« un état d’ivresse lyrique ’»1769, ils se rejoindront pour former une seule entité. Ce pas, Supervielle le franchit dans sa réponse à une enquête de Jean Paulhan :
‘Cependant pour l’esprit, mélangé de rêves, les contraires n’existent plus : l’affirmation et la négation deviennent une même chose et aussi le passé et l’avenir, le désespoir et l’espérance, la folie et la raison, la mort et la vie1770.’Certaines comparaisons ou assimilations paradoxales illustrent bien ces liens intimes entre les contraires. Ainsi est évoqué « ‘un accent qui ressemble à celui du silence’ »1771, et rien ne distingue plus la joie de la plus grande souffrance :
« Un poète », Les Amis inconnus, p. 326.
« Puisque je ne sais rien de notre vie... », Les Amis inconnus, p. 328.
Cf. « Haute mer », Gravitations, p. 207.
Cf. par exemple « Prophétie » et « Sans murs », Gravitations, p. 168 et 176.
« L’oubli me pousse et me contourne... », Oublieuse mémoire, p. 489.
« Dans la forêt sans heures... », Le Forçat innocent, p. 291.
« La Seine parle », L’Escalier, p. 580.
« Les grands eucalyptus sont ruisselants de lune... », Comme des voiliers, p. 39.
« L’Escalier », Oublieuse mémoire, p. 497.
« Une étoile tire de l’arc », Gravitations, p. 165.
« La lampe rêvait tout haut qu’elle était l’obscurité... », Les Amis inconnus, p. 329.
« Denise, écoute-moi, tout sera paysage... », Poèmes, p. 63.
Philippe Jaccottet, op. cit., p. 21.
1939-1945, p. 421.
Cf. : « Et le soleil considérait les mains qui l’avaient sorti de l’ombre »
(« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522).
Certes, il y a eu intervention divine ; il reste que le soleil est issu de l’obscurité.
Cf. par exemple : « Mon coeur [...]
[...] du grand bruit de l’espace
Fait naître un silence habité »
(« C’est la couleuvre du silence... », La Fable du monde, p. 383).
Cf. : « Mais une voix s’élance,
Fruit mûr d’un long silence »
(« Rencontre », 1939-1945, p. 442).
« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 563. Le poète avoue toutefois avoir « rarement ressenti[...] dans sa plénitude » une telle ivresse et il ajoute : « je n’attends pas pour écrire cet état de transe ».
In « En songeant à un art poétique », Naissances, p. 563.
« Au feu ! », Gravitations, p. 227.
« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.