Sans doute faut-il préciser, avant de mesurer les changements observables dans les fonctions du paradoxe, que sa fréquence a connu d’importantes variations. L’écart est en effet considérable entre les tout premiers ouvrages, où le nombre de séquences paradoxales reste assez faible, et la période où il culmine, qui va des Amis inconnus à Oublieuse mémoire, tandis qu’entre ces deux extrêmes, Gravitations et Le Corps tragique possèdent également un réseau de paradoxes d’une densité à coup sûr significative. Ces variations n’ont toutefois pas d’effet sur toutes les fonctions définies plus haut et certains types de séquences traversent toute l’oeuvre en gardant à peu près la même importance. Tel est le cas des paradoxes humoristiques et fantaisistes et, à quelques nuances près, de ceux qui renversent les leçons de l’expérience1812. En revanche, les fonctions emphatique et intégratrice ne deviennent vraiment actives qu’à partir des Amis inconnus et atteignent leur apogée dans 1939-1945 et Oublieuse mémoire.
Pour ce qui concerne la quête de l’unité, il convient de distinguer trois phases pour mieux percevoir les évolutions : celle où les paradoxes témoignent des causes et des motivations de cette recherche, celle où l’univers poétique se structure de façon à la rendre possible et enfin une troisième, où s’exprime une tension explicite vers l’unité, voire une tentative avérée de conciliation.
Le nombre d’énoncés justifiant la quête de l’unité par la coupure, le manque ou l’inadéquation culmine dans Gravitations, Les Amis inconnus et La Fable du monde, mais dans ces recueils, l’essentiel est ailleurs. Il réside dans l’équilibre qui règne entre ces aspirations à l’unité motivées par l’incomplétude ou le hiatus et les tentatives de réparation. À partir de 1939-1945, en revanche, les formes conciliatrices l’emporteront très largement sur les manifestations de la rupture et du manque, comme si la recherche de l’unité pouvait alors se dispenser d’afficher ses justifications.
Quant à la fonction structurante, elle prévaut de Gravitations aux Amis inconnus. Ensuite, son importance relative décroît. À partir de La Fable du monde, les différentes formes de conciliation abondent. Il s’ensuit que dans l’ensemble, fonctions structurante et conciliatrice s’équivalent dans la deuxième moitié de l’oeuvre, sauf dans L’Escalier, où la recherche de l’unité s’affaiblit face à un sentiment croissant de ‘« dégradation permanente »’ 1813.
On voit que les variations fonctionnelles du paradoxe nous renseignent sur l’évolution des enjeux fondamentaux de l’écriture poétique. Si aucune tendance nette ne se dessine dans les premiers recueils, il s’avère ensuite essentiel, dans Gravitations et jusqu’à La Fable du monde, de construire un univers original, autonome, radicalement dépris des modèles « ‘réalistes’ ». D’autre part, la conquête de l’unité, jusque-là au second plan, devient primordiale à partir de La Fable du monde 1814. Ensuite, les tentations démiurgiques seront généralement contrebalancées par la recherche de l’unité, au service de laquelle se mettra alors volontiers la logique structurante du paradoxe. Quant à la lente montée, après Gravitations, des formules à valeur emphatique ou intégratrice, appelées à devenir très abondantes dans La Fable du monde et plus encore dans 1939-1945, elle révèle elle aussi un déplacement des enjeux aux dépens de la fonction structurante. Il apparaît alors qu’à tous les niveaux, des figures de surface aux plus audacieuses, le primat est accordé à la quête de l’unité.
Certes, la fréquence de ces formules qui s’en prennent aux données immédiates et empiriques s’élève dans Les Amis inconnus, La Fable du monde et 1939-1945 avant de retrouver son étiage pour remonter quelque peu dans le dernier recueil, mais ces variations restent limitées et il serait hasardeux de les interpréter.
Michel Collot, Pléiade, Notice de L’Escalier, p. 997.
Il apparaît donc que ce recueil, situé au point de rencontre de deux tendances fondamentales, joue dans l’histoire de l’oeuvre un rôle charnière.