1. Le paradoxe à l’origine de l’acte poétique

D’abord, un paradoxe existentiel se trouve à la source même de l’écriture poétique. On se souvient que le premier recueil, et donc l’oeuvre tout entière, commencent par une séquence exprimant l’« adoration » du poète pour des absents, ses parents si tôt disparus qu’il peut écrire : « ‘je ne les ai jamais vus’ »1815. La logique paradoxale continue à se dérouler dans les vers suivants, puisque le texte juxtapose ces deux propositions : « ‘je les cherche encore’ » et « ‘Ils ne sont plus’ ». D’emblée est donc désigné un vide immense que l’écriture poétique aura à charge, sinon de combler, du moins de conjurer. Le poème, apparaît donc comme la réponse à ce manque crucial creusé dès la petite enfance. De même, « Les Portraits », qui porte la dédicace ‘« À la mémoire de mes Parents’ », exprime bien le lien étroit entre la perte des parents et l’écriture poétique, investie, à l’évidence, d’une fonction compensatoire :

Devant vos vieux portraits je m’assis en silence,
Un jour que mon coeur avait froid ;
Je cherchais dans vos yeux un reste d’espérance
Pour qu’il descendît jusqu’à moi.
Soudain vos voix d’antan sur vos portraits écloses
Vinrent jusqu’à moi doucement ;
Elles disaient tout bas d’imperceptibles choses,
Dans un berceur chuchotement.
Je regardais longtemps votre triste sourire :
Il ne me semblait plus si las,
Et j’entendis l’accent d’une lointaine lyre ;
Nos coeurs se parlèrent tout bas...1816

Certes, le principe de réalité ne laisse pas le dialogue s’instaurer pour longtemps1817. Reste que les morts ont parlé, ou plutôt que le poème a relaté ce moment d’exception où, derrière une image figée, l’auteur a entendu les voix et les coeurs de ses parents disparus. Présence et absence structurent le texte et selon Hyun-Ja Kim-Schmidt et Michel Collot, leur relation sous-tend et informe l’oeuvre dans son ensemble :

‘La relation aux parents disparus s’avère grevée de paradoxes [...] que Supervielle ne cessera d’interroger : coïncidence de la vie et de la mort, de la présence et de l’absence à travers l’image, du familier et de l’inconnu1818.’

Plus particulièrement, l’image de la mère est à l’origine de plusieurs poèmes, parmi lesquels « Les Bijoux »1819, « Les Yeux de la morte »1820 et évidemment « Le Portrait »1821, où s’expriment à la fois la profondeur du manque et le besoin d’y répondre par la création poétique. Bref, nous sommes ici devant un poème qui « ‘lie de façon décisive la possibilité même de la poésie à la permanence de l’image maternelle’ »1822. Mais l’entreprise du poète ne s’arrête pas là. Pour lui, l’écriture est indissociable de la fréquentation des morts, au point que ceux-ci sont chez eux dans l’univers de Supervielle. Comme l’a écrit Georges Poulet, « ‘la grande présence de cette oeuvre est celle même de l’absence’ »1823. Il est évidemment très significatif que cette « présence » paradoxale, qui trouve son origine au seuil de la vie du poète, soit inscrite au seuil de son oeuvre avant de l’habiter tout entière.

Notes
1815.

« À la mémoire de mes parents », Brumes du passé, p. 3.

1816.

Comme des voiliers, p. 31.

1817.

Cf. la suite du poème :

Plus tard, je vous revis, vieux portraits que j’adore,

Un jour que mon coeur avait froid,

Je pensais écouter comme autrefois encore

Vos voix qui viendraient jusqu’à moi.

Oh ! pauvres vieux portraits si chers à mon enfance,

Je souffris de vous voir alors,

Et je fus effrayé par votre grand silence :

Vous étiez des portraits de morts...

Je n’entendrai donc plus comme autrefois encore,

Vos voix d’antan, tout bas, tout bas...

Il est donc mort aussi, vieux portraits que j’implore,

Le temps où je ne savais pas.

1818.

Pléiade, Notes et variantes, p. 674.

1819.

Comme des voiliers, p. 32-33. « Ici, comme à la fin du “Portrait” (p. 11), ou dans Gravitations (p. 161), ce sont les objets qui permettent d’établir un lien avec la mère défunte ; s’esquisse ainsi le motif fondamental d’une présence-absence, d’une familière étrangeté qui sous-tendra la poésie des choses dans Les Amis inconnus » (Hyun-Ja Kim-Schmidt et Michel Collot, Pléiade, Notes et variantes, p. 674). C’est nous qui soulignons.

1820.

Gravitations, p. 199.

1821.

Gravitations, p. 159-161.

1822.

Michel Collot, Pléiade, Notes et variantes, p. 730.

1823.

Études sur le temps humain, Le Point de départ, Plon, 1964, p. 121.