Par ailleurs, certaines séquences paradoxales apparaissent durant la genèse du poème. Ces quatre vers, par exemple :
ne comportaient aucun paradoxe avant l’édition de 1932. Celle de 1925 proposait :
De même, dans « Je suis une âme qui parle... », le poète avait écrit « Agenouillée sur le sol »1826 avant d’opter pour « Agenouillée sans genoux »1827. Quant à l’interrogation paradoxale des « Amis inconnus » :
elle s’est préparée à travers les formes suivantes :
Bref, le paradoxe n’apparaît pas toujours d’emblée. Peut-on en conclure qu’il constitue l’une des visées, voire l’un des enjeux de l’écriture poétique ? Ou pour le dire autrement, le poème tendrait-il vers un discours paradoxal au cours de sa genèse ? À vrai dire, le texte, envisagé globalement, ne suggère nullement cette interprétation. En effet, si certains paradoxes apparaissent en cours d’élaboration, d’autres, beaucoup plus nombreux, disparaissent dans le même temps. Les titres, déjà, le montrent bien. « L’Escalier » a remplacé « L’Hermétisme transparent » 1830, un fragment de « La Lenteur autour de moi... » s’est d’abord intitulé « ‘Bruit qui n’est pas pour l’oreille’ »1831 et Supervielle, avant d’opter pour « Alter ego », a hésité entre « Silences à deux voix » et « ‘Dialogues du solitaire’ »1832. À l’intérieur des poèmes aussi, de nombreuses séquences paradoxales ont été écartées. L’un des brouillons d’« ‘Une étoile tire de l’arc’ » évoquait une « ‘douce horreur’ » qui finalement ne sera pas retenue1833 et un manuscrit de « Coeur » contenait plusieurs séquences disjonctives (une « ‘île sans rivages’ »1834 y répondait à des « ‘nuages sans ciel’ »1835 tandis que l’énonciateur déclarait : ‘« Vous me chassez au loin / Et pourtant je suis vous’ »1836) auxquelles le poète renoncera. L’un des premiers états du ‘« Sillage’ » proposait des « ‘eaux sans eaux’ »1837, un brouillon de « La Rêverie », un ‘« pays sans eau, pays sans feu ni lieu / Et pays sans amour sans vous-même ni moi’ »1838 et un manuscrit du « Nuage », ce chassé-croisé : ‘« Les arbres s’envolent et les pigeons restent’ »1839. Tous ces paradoxes disparaîtront, de même que, ici et là, un « ‘orage sans tonnerre’ »1840, un ‘« vivant tombeau’ »1841 et ‘« ces modèles qui sans bouger d’un seul pas / Avançaient vers leur peintre’ »1842. Seront également écartés ces vers tirés d’un manuscrit du « ‘Galop souterrain » : « Notre sort est de galoper / Comme ils disaient à perdre haleine / Mais sans haleine et sans coursiers’ »1843. Bref, le paradoxe ne peut être tenu pour une fin en soi, puisqu’il s’efface à maintes reprises pendant l’élaboration du texte. Gardons-nous cependant de généraliser, car toutes les séquences ne connaissent pas le même sort : les formes les moins stables sont en effet les paradoxes marquant une ambiguïté dysphorique, ceux qui vident de toute substance la matière poétique ou en expriment la volatilité, ou ceux qui disent la coupure intime, l’inadéquation, l’absence. En d’autres termes, les plus exposées sont les séquences dissociatives, ce qui n’a rien de surprenant si l’on admet que la création poétique a pour enjeu de rendre plus habitable un univers menacé.
Cela dit, bon nombre de paradoxes dysphoriques se sont maintenus jusque dans la dernière version publiée. Ceci nous interdit toute opposition tranchée. Au fond, si le paradoxe s’avère étroitement lié à l’écriture poétique (d’où sa fréquence plus élevée dans l’avant-texte que dans la version définitive), son maintien dépend sans doute de sa nature, mais aussi de la dynamique et des enjeux spécifiques du poème où il s’inscrit. C’est en effet selon la tonalité dominante du texte que le poète conserve ou écarte au cours de sa genèse telle ou telle forme en soi menaçante ou dissonante. Du reste, il apparaît dans les exemples ci-dessus que certaines formes rejetées étaient moins explicites, qu’elles assuraient moins bien leur fonction que celles qui les ont remplacées : « Silences à deux voix », par exemple, est plus allusif qu’« Alter ego » et L’Hermétisme transparent n’entretient qu’un rapport très indirect avec les poèmes du recueil. On aura aussi remarqué que, dans leur grande majorité, les paradoxes supprimés devaient initialement figurer dans les recueils de la maturité. Il faut donc aussi mettre en relation ces effacements avec le souci de cohérence qui, dans l’ensemble, est allé croissant chez le poète.
Par ailleurs, la comparaison des différents états du poème révèle des paradoxes génétiques ou paradigmatiques dont les éléments sont les versions successives d’un même vers ou d’un même fragment. Ainsi, avant d’aboutir à cette forme :
le poète a hésité entre de nombreuses variantes, dont certaines se situent aux antipodes de la version définitive :
En somme, aux courbes, à l’enchevêtrement, aux effleurements à peine perceptibles, à l’errance, se sont substituées la verticalité, la fermeté et la netteté, de même que l’étonnement à l’angoisse. Et ce n’est pas tout : la même strophe a connu bien d’autres transformations paradoxales, analysées ici par Michel Collot :
‘Les premières formulations sont presque diamétralement opposées à celle qui l’emportera dans les versions imprimées du poème. L’univers, plein de « présences » « vagabondes », y apparaît livré à l’instabilité et au désordre : il se présente comme un inextricable « lacis » qui plonge l’esprit dans les « transes » ou la « démence ». La tonalité affective liée à ces images est des plus sombres : elle est dominée par l’« angoisse », et peut aller jusqu’à l’« horreur ». Ratures et réécritures témoignent de l’effort du poète pour « adoucir » ces « démences vagabondes », jusqu’à les rendre « exquises », ou pour substituer aux « transes » des « offrandes ».1847 ’La même logique est à l’oeuvre dans « Insomnie » lorsque le verbe aggraver est remplacé par son antonyme dans la version définitive :
Dans « Tu t’accuses de crimes... », le phénomène s’inverse : cruauté est par deux fois préféré à douceur, sans doute sous l’effet de la culpabilité qui domine le poème :
Bref, durant la genèse, la tension est parfois extrême sur l’axe paradigmatique. D’un ton badin, Étiemble relève un autre exemple tout aussi frappant dans sa comparaison des deux éditions de Gravitations (1925 et 1932) :
Autre variante de même nature : là où l’édition de 1925 proposait :
celle de 1932 préfère :
Que signifie ce « grand écart »1854 plusieurs fois répété ? Supervielle s’en est expliqué dans une lettre à Étiemble :
‘Remplacer une affirmation par une négation n’implique en rien un désaveu en poésie, ce qui compte c’est la chose même, peu importe qu’on l’affirme ou qu’on la nie : la nommer c’est la mettre devant les yeux et voilà ce qui importe. Vous parlez justement de « psychologie fantastique » [...]. Il y a aussi une logique « fantastique » en poésie. L’essentiel est de s’approcher de la beauté de l’ensemble (ou de l’idée que l’on s’en fait), d’enrichir l’inspiration1855.’Globalement, ce qui s’exprime à travers « ‘cette pratique de la variante antonymique’ »1856, c’est l’ambivalence attachée à la création poétique chez Supervielle et le primat accordé à la tonalité globale du poème. En effet, le choix définitif est gouverné par « ‘l’idée que l’on s[e] fait’ » de « ‘la beauté de l’ensemble’ » et de son « ‘équilibre’ »1857. Aussi découle-t-il directement du compromis auquel parviennent « ‘sur le terrain’ » les deux dynamiques antagonistes compte tenu des enjeux spécifiques de chaque poème. Bref, c’est la partition qui décide de la note.
Enfin, l’écriture poétique est présentée dans Oublieuse mémoire comme la mise en oeuvre de deux principes antinomiques qui vont, par leurs exigences contraires, engendrer le poème :
On le voit, la dualité produit une structure signifiante qui met en présence les actants de la création poétique — que l’on peut identifier comme les représentants des principes d’invention et de sélection — et le texte résulte du dépassement de leur antagonisme, il est le fruit de leurs négociations. Tout compte fait, écrire un poème s’avère une activité fondamentalement paradoxale.
« Alarme », Gravitations, p. 203.
Pléiade, Notes et variantes, p. 754.
Ibid., p. 823.
Les Amis inconnus, p. 308.
P. 300.
Pléiade, Notes et variantes, p. 817.
Cf. Michel Collot : « D’après une note accompagnant la prépublication de “La Sanglante Métamorphose”, Supervielle avait envisagé un moment d’intituler le recueil L’Hermétisme transparent » (Pléiade, Notice de L’Escalier, p. 996).
Pléiade, Notes et variantes, p. 873.
Ibid., p. 842.
Michel Collot, La matière-émotion, P.U.F., 1997, p. 101.
Pléiade, Notes et variantes, p. 782.
Ibid., p. 781.
Ibid., p. 782.
Ibid., p. 828.
Ibid., p. 829.
Ibid., p. 836.
Ibid., p. 979.
Ibid., p. 935.
Ibid., p. 963-964.
Ibid., p. 988.
« Une étoile tire de l’arc », Gravitations, p. 164.
Michel Collot, op. cit., p. 101.
Ibid.
Ibid., p. 102.
Naissances, p. 542 et Notes et variantes, p. 977.
Cf. manuscrit : « Ah ! [douceur], cruauté sur [la] terre / Ah douceur sur toi-même » (Pléiade, Notes et variantes, p. 795). On note que le choix s’est effectué en deux temps : tandis que la première occurrence de douceur disparaît très tôt, la seconde se maintient dans la version manuscrite du poème.
Le Forçat innocent, p. 263.
« L’évolution de la poétique chez Supervielle entre 1922 et 1934 », Les Temps modernes, n° 59, sept. 1950, p. 539.
Pléiade, Notes et variantes, p. 740.
« Montevideo », p. 175.
Dans le cas présent, Michel Collot propose l’analyse suivante : « [La] vision euphorique de l’origine était contredite dans la version de 1925 par plusieurs fausses notes, que Supervielle a corrigées, en inversant délibérément le sens de certains vers, du négatif au positif [...], et en introduisant dans le paysage, dans la syntaxe et dans le rythme du vers toutes les liaisons qui manquaient pour parachever l’harmonie du monde et du poème » (Pléiade, Notes et variantes, p. 740). C’est nous qui soulignons.
Jules Supervielle - Étiemble, Correspondance, op. cit., p. 78.
Michel Collot, La matière-émotion, op. cit., p. 105.
On se souvient que dans « Venise », la beauté est associée à l’équilibre (Le Corps tragique, p. 647).
« Cependant que j’écris un géant m’examine... », Oublieuse mémoire, p. 501.