3. Contributions du paradoxe à l’engendrement du texte

Le paradoxe peut en outre jouer un rôle déterminant dans la construction et la « production » du poème. Nous l’avons en effet constaté dans « L’Oiseau »1859 et plus encore dans « Équipages »1860 ou « Alter ego »1861, il fournit au poème sa matrice, au point d’apparaître comme une « forme-sens », selon la définition d’Henri Meschonnic1862.

Mais les contributions du paradoxe à l’engendrement du poème revêtent bien d’autres formes. D’abord, il peut tout simplement répéter sa structure, comme dans « Venise », où deux couples d’adjectifs se succèdent : ‘« altière et humaine, distraite et attentive »’ 1863. Généralement, le texte préfère néanmoins à la simple duplication des modes d’engendrement plus subtils et moins mécaniques. Le discours paradoxal peut ainsi s’étoffer par reformulation :

‘Dans mes écrits, j’ai successivement ou tout ensemble quinze, vingt, trente ans et ainsi de suite jusqu’à soixante-treize. Je suis encore impubère en même temps que père et grand-père de nombreux enfants1864.’

Le développement paradoxal peut du reste combiner les deux procédés de la duplication et de la reformulation :

Bonnes batailles pacifiques,
Chaudes batailles bucoliques,
Sans morts, blessés ni chirurgiens,
Saines batailles des tropiques
Où les braves se portent bien !1865

Une séquence a en outre le pouvoir d’en appeler une autre. Dans Débarcadères, la résurrection de l’alouette fait suite à celle de la vague1866, dans « Le Poids d’une journée » un premier verset paradoxal en suscite un autre1867 et dans Oublieuse mémoire, une évocation de la mer met successivement l’accent sur ‘« sa fidélité de chien / Et sa hauteur de souveraine, / Ses dons de vie et d’assassin ’»1868. On se souvient du reste que de tels enchaînements peuvent compter plus de deux éléments, comme dans « À la Femme »1869, où la profusion des paradoxes correspond à une recherche insistante de l’unité sous les masques de la dualité, ou encore dans « Le Chant du malade »1870, qui propose une suite de versets illustrant chacun le paradoxe initial. Ainsi une unique séquence peut-elle mettre en mouvement la logique paradoxale. Il s’ensuit que les paradoxes iront volontiers par paires ou par séries et si chacun d’eux y perd en efficacité, le texte en tire bénéfice, puisqu’il puise dans cette ‘« logique de la contradiction’ »1871 un modèle d’engendrement.

Mais les influences du paradoxe sur l’engendrement du texte ne s’exercent pas toujours linéairement. C’est ainsi que l’enchâssement est préféré à la simple succession dans les vers :

Même quand le soleil le précède et le suit
L’homme montre un visage alourdi par la nuit1872,

où l’un des deux couples antinomiques, soleil / nuit, encadre l’autre, précéder / suivre. Le texte peut également opter pour le modèle plus complexe de l’intrication, comme à la fin de « Toujours sans titre » :

Et vous pensiez avoir longtemps écrit,
Il n’en resta que cette page blanche
Où nul ne lit, où chacun pense lire,
Et qui se donne à force de silence1873,

où, une fois déclenchée la logique paradoxale, les tensions sémantiques se multiplient et se croisent (entre les deux premiers vers du fragment, entre le deuxième et la seconde partie du troisième, entre le quatrième et le deuxième vers, à l’intérieur du troisième...). On le voit, l’engendrement du texte peut prendre une forme plus élaborée que le simple ébranlement par contiguïté.

Notes
1859.

Les Amis inconnus, p. 300-301.

1860.

Gravitations, p. 173-174.

1861.

Les Amis inconnus, p. 338-339.

1862.

Op. cit., p. 34.

1863.

Le Corps tragique, p. 647.

1864.

« Chercher sa pensée », Le Corps tragique, p. 654..

1865.

« L’Arrivée », Poèmes, p. 95.

1866.

« Nous sommes là tous deux comme devant la mer... », p. 132.

1867.

« Solitude, tu viens armée d’êtres sans fin dans ma propre chambre :

Il pleut sur le manteau de celui-ci, il neige sur celui-là et cet autre est éclairé par le soleil de Juillet »

(Les Amis inconnus, p. 331).

1868.

« La Mer proche », p. 513.

1869.

Oublieuse mémoire, p. 533-534.

1870.

L’Escalier, p. 574.

1871.

Henri Meschonnic, Critique du rythme - Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982, p. 429.

1872.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.

1873.

« Toujours sans titre », Les Amis inconnus, p. 336.