1. Le paradoxe comme pratique signifiante

Au regard de la signifiance, il apparaît d’abord que la séquence paradoxale possède un fonctionnement particulier, relevant d’une logique distincte de celle qui structure la signification. L’analyse d’un distique d’Éluard par Michael Riffaterre peut ici s’avérer éclairante. Ce dernier formule sur les vers :

De tout ce que j’ai dit de moi que reste-t-il
J’ai conservé de faux trésors dans des armoires vides1880

le commentaire suivant : « En fait, le texte n’est pas référentiel : la contradiction existe seulement au plan de la mimésis »1881. Ce vers de Supervielle :

Pêcheur d’illusions sur des rives taries1882

relève de la même analyse. Sous l’angle de la signifiance, en effet, le deuxième élément ( « sur des rives taries ») n’entre pas en contradiction avec le premier. Au contraire, il s’ajoute à lui et l’inadéquation est marquée deux fois (par illusions et par taries) si bien que l’accumulation, la redondance l’emportent sur la contradiction. Niveaux mimétique et sémiotique ont enclenché des processus radicalement différents.

Du reste, la valeur des mots se ramifie et devient plurielle dans l’ordre de la signifiance : ils « ‘sont moins des unités sémantiques que des arbres d’associations’ »1883. Dans les séquences paradoxales, le phénomène est accentué par le voisinage de termes à première vue contradictoires. L’idée que « ‘le pluriel est d’emblée au coeur de la pratique signifiante »’ 1884 dans le texte défini comme un « ‘espace polysémique où s’entrecroisent plusieurs sens possibles ’»1885 ne peut rester sans effet sur la lecture de la séquence étudiée plus haut : ‘« maternel tombeau / Vivant’ ». On l’a dit, la juxtaposition maternel + tombeau laisse entrevoir un lien entre la mère et la mort — que le lecteur perçoit d’autant mieux, il est vrai, qu’il connaît l’histoire personnelle du poète. Bref, la séquence permet un aperçu sur l’« ‘autre scène : celle que l’écran de la structure cache, et qui est la signifiance’ »1886. Le plan symbolique se double donc d’un autre plan entièrement régi par le ‘« procès du sujet’ »1887, où ne cesse de se rejouer la perte capitale ici reflétée par « ‘maternel tombeau’ ». Si la signifiance peut être définie comme « ‘la capacité du signe à se combiner avec d’autres signes’ »1888, à l’évidence le paradoxe conjonctif en est une des manifestations les plus accomplies. D’autres schémas paradoxaux se prêtent à une analyse du même type. Il est en effet permis de penser qu’à travers la récurrence des oxymores privatifs en sans, le sujet de l’énonciation se constitue autour d’un manque central : dans le champ de la signifiance, ‘« à la fois verbal et pulsionnel’ »1889, se redisent sous la forme de ces « ‘“rejetons” de l’inconscient’ »1890 l’arrachement, la béance ouverte par la séparation de deux êtres que le plan mimétique nous présente comme « ‘si rivés tous les deux qu[’ils] euss[ent] dû mourir ensemble ’»1891.

Par ailleurs, une séquence peut apparaître paradoxale dans l’organisation de ses signifiants. On se souvient de ces exemples présentés dans les deuxième et troisième chapitres :

Dans le silence ailé de notre envol sans ailes1892
Comme il baisse la tête et comme ses paupières
[...]
Battent, battent comme des papillons de pierre1893

Le niveau phonétique y déroule une « partie » signifiante qui se fait entendre contre la signification. Certes, sur le plan mimétique le mouvement persiste malgré les obstacles, mais la tension reste vive : en effet, ni l’absence d’ailes, ni la référence à la pierre n’induisent le mouvement, envol ou battement, que les sonorités se plaisent à évoquer. Autrement dit, l’autonomie paradoxale du niveau phonétique — qui renforce le pôle mouvement face au pôle immobilité — contribue à la pluralité signifiante1894 .

De même, la prosodie peut être à l’origine d’une tension signifiante. « Céleste apocalypse »1895, on s’en souvient, déroule un rythme sautillant qui contribue à l’organisation plurielle du sens. En se répétant, l’unité prosodique entre en interaction avec le niveau symbolique et laisse poindre un sujet sans doute compatissant mais qui perçoit derrière l’horreur le caractère dérisoire des agissements humains, ou plus exactement un sujet dont cette perception se construit au fil du poème. Quant à « L’Oiseau »1896, il exprime une incompréhension et une cruauté ravageuses dans le cadre harmonieux de l’alexandrin. Le rythme, par la tension qu’il provoque et la pluralité signifiante qu’il induit, participe à la production du sens. ‘« Un seul signifiant multiple, structurel, qui fait sens de partout’ »1897 s’élabore et la polysémie s’installe selon un modèle paradoxal, ce qu’exprime bien ce commentaire de Maurice Blanchot : « ‘Dialogue presque terrible dans sa douceur’ »1898. Parallèlement à la violence — cinglante, même si son expression reste elliptique —, le rythme témoigne que l’ordre et la régularité n’ont pas de valeur intrinsèque. Plus précisément, c’est par son interaction avec la mimesis qu’il « fait sens », par son « discours » face aux pulsions destructrices inscrites au plan sémantique, par la régularité formelle qu’il introduit dans un scénario d’incompréhension et de brutalité. La polysémie se prouve en acte, comme le mouvement en marchant, pourvu que l’on accepte d’entendre les signifiants dans leur multiplicité et « ‘sans les hiérarchiser’ »1899.

Dans « ‘Oreilles d’âne, trompe de boeuf et paturons’ »1900, le rythme, à peu près régulier et qui plus est, souligné par des rimes, provoque une tension similaire avec la mimesis :

‘L’extraordinaire diversité des objets partiels évoqués par le poème est [...] compensée par son unité musicale et structurale, qui repose sur un système parfaitement classique de douze alexandrins, régulièrement césurés et rimés.1901

Il s’élabore en effet au fil des vers un modus vivendi avec les forces du désordre, qui, tout en se manifestant crûment sur le plan mimétique, subissent par le rythme et la rime un détournement de toute évidence signifiant. Tout se passe alors comme si la dislocation suscitait une sorte de longue comptine dont le caractère ludique permettrait au sujet de mettre en scène sans trop de douleur sa propre débâcle intérieure :

Et puis moi, tout en foie, en rognons, en poumons,
En coeur, dents et tendons, en nerfs, en pantalons.

Notes
1880.

« De tout ce que j’ai dit de moi que reste-t-il... », Comme deux gouttes d’eau, in OEuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, t. 1, p. 412.

1881.

Op. cit., p. 14.

1882.

« La Quinta », Comme des voiliers, p. 34.

1883.

Roland Barthes, art. cité.

1884.

Ibid.

1885.

Ibid.

1886.

Julia Kristeva, Séméiotikè, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1978, p. 279.

1887.

Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Éditions du Seuil, 1974, p. 40.

1888.

Laurence Campa, La poétique de la poésie, SEDES, coll. « Campus Lettres », 1998, p. 186. N. B. : cette définition reprend explicitement celle de J. Kristeva.

1889.

Roland Barthes, art. cité.

1890.

Ibid.

1891.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

1892.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.

1893.

« Dans la rue », Oublieuse mémoire, p. 518.

1894.

On se souvient d’ailleurs qu’une séquence non paradoxale sur le plan symbolique peut présenter une organisation paradoxale de ses signifiants. Comme l’a montré plus haut (v. chap. 3) l’analyse du vers :

« Leurs impassibles flancs ignorent le frisson »

(« Les Boeufs », Comme des voiliers, p. 35),

le plan phonétique peut fort bien se désolidariser de la signification et suggérer un mouvement nié par la mimesis.

1895.

1939-1945, p. 417-419.

1896.

Les Amis inconnus, p. 300-301.

1897.

Henri Meschonnic, Le Signe et le poème, Gallimard, 1975, p. 512.

1898.

« Oublieuse mémoire », L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 463.

1899.

Roland Barthes, art. cité.

1900.

Le Corps tragique, p. 604-605.

1901.

Michel Collot, op. cit., p. 150.