2. L’enchevêtrement du positif et du négatif

En somme, conformémént à la définition de la signifiance que donne le dictionnaire de Webster ( ‘« implications latentes et subtiles de quelque chose par opposition à son sens explicite ’»1902), le poème développe des signifiants multiples et divergents, voire contradictoires. Loin de se mettre au service de la signification en redoublant le plan mimétique, c’est-à-dire en l’illustrant chacun à sa manière, ils introduisent une pluralité génératrice d’oppositions.

D’abord, le modèle conjonctif peut produire une opposition en associant des mots qui renvoient à deux états différents du texte. On a vu combien un poème se transforme durant sa genèse et que sa version définitive se situe parfois aux antipodes de l’avant-texte. Cependant, les pulsions primaires ne sont pas toujours éradiquées. Certaines sont seulement « ‘édulcoré[es]’ »1903 et le texte peut donner à lire conjointement les deux discours : celui auquel parvient le poète en apprivoisant ses terreurs ou ses pulsions et celui de l’avant-texte, plus proche de l’inconscient. Rappelons-nous par exemple la deuxième strophe d’« ‘Une étoile tire de l’arc’ » :

Toutes ses barques, ses rameurs
Entourent ma table et ma lampe
Haussant vers moi des fruits qui trempent
Dans le vertige et la douceur1904

Elle se terminait initialement par « Dans le vertige intérieur ». En dépit du patient travail de transformation auquel ont été soumis les traits dysphoriques des premiers jets, vertige se maintient jusque dans la version définitive à côté d’un terme euphorique (douceur). Même phénomène dans « Montevideo » où ‘« se fiait à l’air étendu’ »1905 a succédé à « ‘s’effrayait de l’air étendu’ »1906 : en effet, si grâce au changement de verbe la confiance a remplacé la frayeur, l’adjectif subsiste alors qu’il évoque chez Supervielle une immensité souvent génératrice d’agoraphobie. En somme, le texte conserve des traces de sa production, de son histoire1907, et en combinant des termes issus des différentes phases de sa genèse, il tresse des marques positives et négatives.

Ce tressage se retrouve dans les derniers vers de « ‘Toujours sans titre’ »1908 ou encore dans la formule « ‘Pleurer de joie c’est pleurer de tristesse’ »1909. Dans les deux cas, manifestement, le geste poétique « ‘réunit ’ ‘simultanément’ ‘ le positif et le négatif ’»1910. Mais il y a plus. Citant Platon, Julia Kristeva considère que « ‘le signifié poétique1911 est cet espace où “le Non-Être s’entrelace à l’Être, et cela d’une façon tout à fait déroutante” ’»1912. Parmi beaucoup d’autres, les séquences :

Regarder sans regard et toucher sans les doigts,
Se parler sans avoir de paroles ni voix1913
Elle bouge sans bouger, elle sourit sans sourire1914

répondent à cette définition. De même « ‘vagues sans eaux »1915, « marée [...] sans la mer ’»1916 ou « ‘Croire sans croire’ »1917. Dira-t-on pour autant que cette négativité liquide le sujet, que « ‘[d]ans cet espace autre où les lois logiques de la parole sont ébranlées, le sujet se dissout’ » et que ‘« c’est le heurt de signifiants s’annulant l’un l’autre qui s’instaure’ »1918 ? Tout au plus pourrait-on citer à l’appui de cette analyse ‘« Quand le soleil... — Mais le soleil qu’en faites-vous...’ »1919 et naturellement « Alter ego »1920, où les deux discours contradictoires s’entrelacent jusqu’à ce que le double l’emporte sur le premier énonciateur au terme d’un processus de contradiction systématique dont la visée ultime pourrait bien être la déconstruction du sujet. Mais en règle générale, chez Supervielle, le sujet ne se perd pas dans la pratique du paradoxe, il se cherche. Complètement investi dans la quête de soi et de son unité, il ne disparaît pas pour autant dans l’opération. Certes, la pluralité des signifiants ne garantit pas le succès et la quête peut tourner court. Néanmoins, le paradoxe constitue volontiers un essai de totalisation :

Oiseau secret qui nous picores
Et nous fais vivre en même temps,
Toi qui nous ôtes et nous rends
D’un bec qui nourrit et dévore1921.

Cette totalité s’éprouvant de préférence à travers un mouvement d’alternance, la séquence paradoxale devient balancement. Les structures duelles doivent en effet être parcourues, puisque l’unité est désirable seulement si elle émerge de la dualité, ou plus exactement si elle est la dualité saisie dans un seul et même « geste ». Le rythme joue donc un rôle capital, notamment lorsqu’un groupe rythmique correspond à une séquence sémantiquement bipolaire (cf. ci-dessus, v. 3 et 4) ou pour le dire autrement, quand la même unité prosodique contient deux antonymes.

Selon Roland Barthes, la signifiance, « ‘place le sujet (de l’écrivain, du lecteur) dans le texte [...] comme une “perte” [...] d’où son identification à la jouissance’ »1922. Chez Supervielle, si la jouissance transparaît parfois, il semble qu’elle passe non par la « perte » mais par un bercement, par l’oscillation créatrice d’unité. Cette jouissance s’éprouve alors avec une telle intensité que la mimesis peut en porter témoignage :

À ce mort que nous serons
Qui n’aura qu’un peu de terre,
Maintenant que par avance
En nous il peut en jouir
Avec notre intelligence,
Notre crainte de mourir,
Notre douceur de mourir 1923
Il s’élève d’un pas si sûr
Qu’en même temps il se descend
Et dans sa solitude chère
Il jouit de ses deux contraires 1924.
Notes
1902.

Définition citée par Michael Riffaterre, op. cit., p. 211.

1903.

Michel Collot, op. cit., p. 105.

1904.

Gravitations, p. 164.

1905.

Gravitations, p. 175.

1906.

Pléiade, Notes et variantes, p. 740.

1907.

Cf. Julia Kristeva : « le texte poétique [...] représente la productivité du sens (les opérations sémantiques) antérieure au texte (à l’objet produit ) », (Séméiotikè, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1978, p. 212).

1908.

« Et vous pensiez avoir longtemps écrit,

Il n’en resta que cette page blanche

Où nul ne lit, où chacun pense lire,

Et qui se donne à force de silence »

(Les Amis inconnus, p. 336).

1909.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

1910.

Julia Kristeva, op. cit., p. 190. C’est l’auteur qui souligne.

1911.

L’auteur a précisé au préalable : « Sera considéré comme “signifié poétique” le sens du message global d’un texte poétique » (op. cit., p. 187, note 1).

1912.

Op. cit., p. 190.

1913.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

1914.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

1915.

« Coeur », Gravitations, p. 193.

1916.

« Je suis une âme qui parle... », Les Amis inconnus, p. 308.

1917.

L’Escalier, p. 584.

1918.

Julia Kristeva, op. cit., p. 212.

1919.

Les Amis inconnus, p. 338.

1920.

Les Amis inconnus, p. 338-339.

1921.

« L’Oiseau de vie », Oublieuse mémoire, p. 493.

1922.

Art. cité.

1923.

« Offrande », Gravitations, p. 205.

1924.

« L’Escalier », Oublieuse mémoire, p. 497.