3. La complémentarité des paradoxes dissociatifs et conjonctifs

Si seule la conjonction peut combler le poète, faut-il conclure à une organisation manichéenne de l’univers poétique, la disjonction représentant la force négative à terrasser pour parvenir à l’harmonie ? Ce serait évidemment simpliste, d’autant que les séquences disjonctives jouent un rôle capital auprès des paradoxes conjonctifs. Prenons pour exemple un poème où coexistent les deux types de séquences, « Musée Carnavalet » :

Robe sans corps, robe sans jambes,
Robe sans un bouton qui manque
Quel émoi dans la gorge absente.
Comme il bat vite,
Ce coeur qui n’est qu’un souvenir !1925

Ici l’objet qui intéresse le poète n’est pas détourné de sa fonction, mais « dépaysé », privé de ce qui devrait l’accompagner. La robe est un vestige d’un autre temps (« dix-sept cent sept ») et seule l’imagination peut suppléer à l’absence de la femme qui l’a portée. Or on sait comment travaille cette imagination et ce qui la polarise. Le vide appelle impérieusement une construction conjonctive où, sans refluer complètement, il engagera un dialogue avec son contraire. En cela le paradoxe privatif est bien le déclencheur de la dynamique conjonctive. C’est lui en effet qui, par le besoin qu’il fait naître, donne carte blanche aux forces de l’imaginaire pour repeupler à leur guise les vides et les manques. Bref, la disjonction prépare, suscite la conjonction, la faille devient ouverture. Mais il y a plus. De ce lien entre les deux dynamiques contraires Jean-Yves Debreuille avance l’interprétation suivante :

‘J’aurais donc tendance à penser que le paradoxe disjonctif n’est que l’agrammaticalité qui suspend la lecture du sens pour ouvrir une lecture de la signifiance [...] que construisent les extensions progressives du paradoxe conjonctif.1926

Sur le plan sémiotique, la disjonction apparaît en effet comme le lanceur du fantasme de conjonction dont le mouvement à deux temps au sein d’une même unité est la manifestation la plus évidente. Or la séquence disjonctive « ‘Robe sans corps, robe sans jambes’ » présente déjà ce mouvement binaire dans lequel se profile l’avènement de la conjonction. Celle-ci n’atteindra cependant pas à une parfaite régularité ( « Quel émoi dans la gorge absente / Comme il bat vite, / Ce coeur qui n’est qu’un souvenir »), du fait sans doute de l’émotion que sur le plan symbolique, le sujet projette sur son objet. Cela dit, le plan sémiotique n’est pas dénué de ces « ‘indices d’obliquité’ » constitutifs de l’‘« unité formelle et sémantique’ »1927 qui forment selon Riffaterre la signifiance du poème. Celle-ci pourrait se résumer ainsi : après la double disjonction du premier vers, s’engage un ‘« entrelacement’ » du positif et du négatif, du mort et du vivant, du présent et du passé, de la jouissance et de la frustration. En cherchant les organes sous les vêtements dans un musée, le sujet tresse autour d’une « absente » des indices de vie et de mort, si serrés qu’il devient impossible de les démêler. Bref, le poète entame ici ce qu’on pourrait appeler un « tombeau vivant ». À cet égard, les dissonances importent peu : la situation suffit à les justifier. L’essentiel, c’est que le paradoxe conjonctif constitue le lieu d’enchevêtrement maximal, celui où l’interpénétration n’exclut pas l’équilibre. Ainsi la disjonction a-t-elle creusé sur le plan sémantique une absence que seuls ont pu combler les signifiants — « ‘participes présents du verbe signifier’ »1928 — à l’oeuvre dans le procès de conjonction. Que la disjonction paradoxale s’inscrive dans l’énonciation plutôt que dans l’énoncé (bien plus que dans la représentation de l’objet, le paradoxe réside en effet dans l’insistance sur l’absence de « corps » et de « jambes » dans une exposition de vêtements anciens...) témoigne en fait de son importance décisive. Elle est à ce point précieuse pour l’économie du texte qu’elle peut se situer à sa guise sur l’un ou l’autre plan. Car il faut que, d’une façon ou d’une autre, elle exerce son pouvoir : provoquer au plan de la signification une rupture par évidement qui réoriente la lecture et valorise par défaut le ‘« procès de la signifiance’ » au profit des phénomènes conjonctifs.

En tant que pratique signifiante, le paradoxe est donc un puissant inducteur de pluralité. La même séquence peut produire des lectures divergentes parmi lesquelles certaines renvoient à la constitution du sujet de l’énonciation. Sur cette « scène », le positif et le négatif, l’être et le non-être déclenchent par leurs liens indissolubles un mouvement pendulaire, un bercement d’un pôle à l’autre à travers lequel le sujet cherche son unité et trouve parfois la « jouissance ». Enfin, sur le plan de la sémiosis, disjonction et conjonction paradoxales s’avèrent complémentaires : par les agrammaticalités qu’elle provoque, la première tend à aiguiller la lecture vers la signifiance activée par la seconde.

Notes
1925.

Le Forçat innocent, p. 267.

1926.

Extrait d’une lettre que nous a adressée Jean-Yves Debreuille le 25 mars 1999.

1927.

Michael Riffaterre, op. cit., p. 13.

1928.

Henri Meschonnic, Critique du rythme - Anthropologie historique du langage, op. cit., p. 70.