Conclusion

La diversité des fonctions du paradoxe dans la poésie de Supervielle reflète la richesse et la complexité de la logique qui les induit. Chargé d’un rôle emphatique conforme à la tradition rhétorique et, plus curieusement, de l’intégration au tissu textuel d’un segment antérieur paradoxal ou métaphorique, il traduit en outre par l’espièglerie dont il témoigne ici et là et par ses contestations répétées de l’empirisme un scepticisme poétique volontiers souriant mais ambitieux dans son propos. Au reste, ce scepticisme n’est pas de ceux qui renvoient dos à dos les forces en présence. Bien au contraire, sa vocation est de toujours tenter une conciliation. La douloureuse perte de repères provoquée par les scénarios de dispersion justifie largement cette entreprise et l’organisation du monde poétique, libre de toute exclusive, la rend possible. Lorsque l’opération réussit, le texte atteint à une forme d’unité respectueuse de ses composants grâce à une dynamique qui les réunit sans menacer leur identité. Par là le poème devient l’espace d’élection d’un ordre apaisant face à la discontinuité qui toujours guette l’imaginaire du poète. Car tel est bien l’enjeu de l’écriture :

‘Comment ne serait-on pas dans l’anxiété quand le temps se désagrège ainsi devant nous. Écrire, c’est mettre un peu d’ordre dans tout cela1929.’

Cet ordre ne va pas sans le paradoxe, sans son rôle structurant et fécondant au sein du poème, du recueil voire de l’oeuvre tout entière. Car l’écriture poétique a partie liée avec le paradoxe, comme le montrent les tensions sémantiques entre les variantes, mais aussi les poèmes eux-mêmes, nés d’un compromis entre des exigences opposées. Sur le plan sémiotique, enfin, le paradoxe apparaît comme une pratique signifiante originale ouvrant la voie à la pluralité, à la polysémie, notamment par l’entrelacement du positif et du négatif, ainsi qu’à une dynamique spécifique fondée sur la complémentarité de la dissociation et de la conjonction, la première libérant le plus souvent des espaces dont profite la seconde. À tous égards, la pratique du paradoxe trouve donc sa cohérence dans le respect de ses constituants et dans les relations qui les unissent, gages répétés d’une quête inlassable et multiforme : à travers les équilibres, parfois atteints d’emblée mais le plus souvent recherchés dans l’espace du poème, s’exposent les liens étroits qui solidarisent la présence et l’absence, l’être et le non-être. Ainsi le paradoxe apparaît-il à la fois comme la question et la réponse : si les scénarios de division ne peuvent que laisser perplexe, voire désemparé, une force conjonctive y répond par la quête de l’ambivalence comme visage vivant de l’unité.

Notes
1929.

« Chercher sa pensée », Le Corps tragique, p. 653.