b . JUSTIFICATION DU CADRE THÉORIQUE PIAGETIEN

Plusieurs centrations s'offrent à nous pour mener à bien notre étude. Envisageons les trois points suivants :

Tout d'abord, il y a la façon d'aborder le sujet :

  • soit on se situe dans une approche externe en considérant que le milieu détermine l'enfant

  • soit on se situe dans une approche interne en prenant en compte la façon dont l'enfant s'organise dans sa complexité pour se développer dans son milieu.

Ensuite, il y a l'orientation que l'on adopte pour effectuer l'analyse :

  • soit l'orientation est descriptive et globale et on obtient une liste de performances (comme Binet).

  • soit l'orientation est explicative, analytique et on obtient une liste de compétences (comme Piaget).

Et puis, il y a la nature des données que l'on recueille :

  • soit on choisit de s'appuyer sur des données quantitatives, tel le principe de base des tests (comme les échelles de Wechsler qui quantifient l'intelligence)

  • soit on choisit de s'appuyer sur des données qualitatives et l'on effectue une étude du niveau de compétences (diagnostic structuro-fonctionnel).

Nous faisons le choix de nous situer dans la perspective d'une analyse qualitative centrée sur les compétences que l'enfant développe en interaction avec son milieu. La théorie piagétienne nous offre un cadre répondant aux trois centrations évoquées ci-dessus.

A travers ce qui suit, agrémenté de quelques extraits des travaux de Piaget, nous pouvons nous apercevoir que nous nous situons dans une perspective identique à la sienne. C'est pour cela que nous faisons le choix d’utiliser le cadre théorique de la psychologie piagétienne avec sa méthodologie et quelques-unes de ses épreuves.

Dans « Biologie et connaissance », Piaget tente d'établir une continuité entre le biologique et le cognitif. «...‘Si la vie est adaptation, l'intelligence, en tant que mécanisme d'adaptation par excellence, ne peut être comprise que sur le modèle des mécanismes déjà en action dans l'adaptation biologique. Mais la vie est aussi autorégulation. Or, la régulation dépend dans certains cas d'organes spécifiques localisés, tandis que, dans d'autres, elle est fournie par la totalité des relations entre organes. Les processus cognitifs sont de ce dernier type. Ils n'ont pas de siège organique propre mais tirent leur origine d'un système de relations fonctionnelles’ ».20

 « ‘Mais contrairement à l'organisme, l'intelligence dissocie forme et contenu, ce qui assure sa spécificité, par rapport à d'autres structures telles que l'instinct par exemple’... »

Piaget étudie les processus constitutifs de la pensée. Il identifie les aspects fonctionnels de la pensée conduisant à la construction de structures qui permettent et expliquent l'adaptation. Il fournit les cadres de l'intelligence, c'est-à-dire «les conditions les plus générales dans lesquelles s'effectuent la construction et le développement des connaissances aboutissant à l'élaboration des formes toutes aussi générales de la pensée que sont les structures. C'est là, le sens de l'existence du sujet « normatif » ou « épistémique », en tant qu'il met à jour « ‘des mécanismes communs à tous les sujets individuels de même niveau, autrement dit encore (au) sujet quelconque ’». 21

Le sujet qui apprend ne peut se contenter d'effectuer des observations et de les accumuler. Les connaissances s'élaborent progressivement suivant un processus de structuration dû à l'activité du sujet. Elles ne sont pas des copies de la réalité mais des constructions du sujet. Il s'agit du résultat obtenu grâce aux multiples identifications liées aux compétences propres à chaque sujet. Ainsi, pour comprendre la genèse des connaissances, il convient d'étudier les conditions dans lesquelles elles se constituent. Toute activité du sujet dépend des instruments d'enregistrement (ou schèmes) dont il dispose.

Il convient d'identifier la nature des relations que le sujet établit par ses actions entre les différents faits donnés pour comprendre comment il parvient à dépasser le niveau de connaissance pour accéder à un niveau plus élevé. Ceci renvoie à une analyse des processus d'équilibration. Il est nécessaire d'étudier les diverses étapes (micro-équilibres) situés entre deux paliers d'équilibres (micro-genèse structurale) ainsi que les conditions entraînant des déséquilibres permettant de passer d'un équilibre à un autre (micro-genèse fonctionnelle). Nous nous attachons ainsi aux aspects fonctionnels de la pensée c'est-à-dire à l'organisation hiérarchique des procédures cognitives mises en oeuvre par des enfants.

‘... « Piaget ne se limite pas au cadre d'une analyse structurale des états d'équilibre ; son intérêt se porte surtout sur le passage d'une forme d'équilibre à la suivante, c'est-à-dire sur les mécanismes de dépassement des structures anciennes par la construction de structures nouvelles. »22

Dans Logique et équilibre, le problème central est celui de l'explication de séquences de développement qui obéissent à un ordre de succession nécessaire mais pas prédéterminé.

‘« Les rencontres peuvent donner lieu à des déformations et à de constants déplacements d'équilibre ; c'est notamment le cas dans les effets de champs perceptifs, où la modification d'un seul détail entraîne un changement global radical. Mais elles peuvent aussi donner lieu à des couplages plus ou moins complets qui engendrent de nouveaux états d'équilibre, ceux-ci compensant les perturbations du milieu en les dépassant, ce qui est facteur de progrès. »’

C'est en observant les enfants en cours d'apprentissage et en suivant de près leurs conduites que l'on peut espérer identifier les diverses étapes de leur développement et construire ainsi une genèse.

Pour étayer cette étude, nous pouvons nous appuyer de façon satisfaisante sur les descriptions du sujet épistémique faites par Piaget. Elles fournissent un cadre permettant de recueillir nos données qui sont issues d'observations actives de sujets concrets en situations d'épreuves piagétiennes.

Mais il est aussi nécessaire de prendre en compte les apports de la théorie piagétienne au-delà du simple diagnostic. En effet, cette théorie permet aussi d’envisager une remédiation pour les enfants en dificultés scolaires.

Depuis fort longtemps, le problème de l'échec scolaire intéresse conjointement psychologues et pédagogues. Devant le constat fait au quotidien par les pédagogues, les psychologues se sont penchés sur le problème et ont tenté de trouver des solutions efficaces. C'est dans ce contexte que sont apparus les tests psychométriques permettant de situer les enfants par rapport à un profil moyen d'enfant capable de suivre un enseignement normal.

D'autres explications sont apportées pour tenter de résoudre cet échec. Parmi elles, on trouve la prise en compte du milieu social auquel appartient l'enfant, l'inadéquation des programmes scolaires, la formation des enseignants...

Certes ces différents facteurs sont corrélés avec l'échec scolaire et les tests mis au point apportent une réponse permettant de situer le niveau des enfants. Mais ces diverses approches ne permettent pas de cerner l'origine de l'échec de façon à pouvoir recueillir des éléments de diagnostic permettant directement la mise en place d'une remédiation pour essayer de vaincre cet échec.

Une nouvelle conception de l'échec scolaire est née et sert de base de travail à diverses équipes dans le monde. Certains psychologues travaillant à partir de la référence qu'est le sujet épistémique décrit par J. Piaget, mettent en relation l'échec scolaire et le développement des différentes structures mentales qui constituent les étapes du processus cognitif. C'est en référence au cadre amplement décrit par J. Piaget que ces psychologues analysent des sujets « bien réels » et effectuent une remédiation.

Parmi ces psychologues, Zélia Ramozzi-Chiarottino qui travaille avec les enfants des favelas au Brésil, écrit :

‘« Si Piaget a découvert comment se déroule le processus cognitif, c'est-à-dire comment il est possible à l'être humain d'apprendre, de connaître et de donner sens, en caractérisant la connaissance non pas comme une simple copie intérieure des objets ou des événements, mais comme une compréhension de la façon dont ces objets se transforment, alors en découle une conséquence nécessaire pour la pratique de la psychologie : les enfants qui sont incapables d'apprendre, de connaître ou de donner sens doivent, par hypothèse, présenter quelque déficience en quelques-uns uns des moments qui forment le processus cognitif, lequel s'explique dans la construction endogène des structures mentales dans leurs relations avec l'organisation du réel, la capacité de représentation et le langage ». 23

L'hypothèse qui guide son travail de recherche est que « ‘les enfants qui n'apprennent pas, sans que l'on sache pourquoi, n'ont pas construit le réel ou bien de façon insuffisante’ ».

Cette idée a permis d'élargir et de guider le travail de recherche en lien avec la pratique effectué en France par J. M. Dolle et ses collaborateurs auprès des «enfants qui n'apprennent pas». C'est dans ce cadre que notre travail de recherche centré sur les modalités de fonctionnement et de raisonnement propres aux enfants, a vu le jour

La théorie piagétienne nous est ainsi doublement utile : elle nous fournit à la fois le cadre de réflexion (pour le diagnostic et la remédiation) et le cadre méthodologique. En effet, la description du sujet épistémique et les mises en situations utilisées par Piaget pour l’observer vont nous servir de guide pour appréhender le sujet réél.

Comme nous faisons le choix de travailler dans le cadre de la psychologie génétique cognitive, il nous semble important de nous arrêter un instant sur le problème de la connaissance et de ses différentes approches dont celle de J. Piaget. Vue l'importance qu'elle occupe dans notre recherche, cette dernière sera plus amplement développée, notamment pour certains points essentiels.

Notes
20.

Epistémologie génétique et équilibration, p. 9

21.

J. Piaget, le structuralisme, pp. 58 - 59

22.

Epistémologie génétique et équilibration, p. 7

23.

Z. Ramozzi-Chiarottino, De la théorie de Piaget à ses applications, p. 128