IV . DÉVELOPPEMENT COGNITIF ET APPROCHE PIAGETIENNE

a . INTRODUCTION

Dans les diverses théories qui précèdent, la connaissance est abordée à travers les moyens de réflexions propres aux philosophes. J. Piaget a apporté une autre dimension en abordant la connaissance à travers l'expérience scientifique en s'inspirant du domaine qu'il connaissait, c'est-à-dire de la biologie.

Considérant l'épistémologie traditionnelle comme ne se préoccupant que des états supérieurs de la connaissance, J. Piaget fonde l'épistémologie génétique afin d'appréhender la genèse des connaissances, c'est-à-dire pour suivre les étapes successives qui conduisent aux états supérieurs de la connaissance.

‘« Le propre de l'épistémologie génétique est ainsi de chercher à dégager les racines des diverses variétés de la connaissance dès leur forme les plus élémentaires et de suivre leur développement aux niveaux ultérieurs, jusqu'à la pensée scientifique inclusivement ». 29

Au cours de son travail de doctorat, J. Piaget s'était intéressé à une espèce de mollusques et plus particulièrement aux deux aspects que pouvaient prendre ceux-ci suivant leur lieu de vie (forme bombée ou aplatie). Il avait proposé comme explication de cette différence « l'adaptation active » d'un sujet aux conditions du milieu dans lequel il vit. La vie étant une adaptation, pour parvenir à s'adapter, le sujet s'autotransforme et s'autoconstruit.

C'est sur la base de cette explication que J. Piaget a établi sa propre théorie de la connaissance, en se posant la question de savoir si l'intelligence humaine ne pourrait pas être considérée comme une des formes prises par l'adaptation biologique.

‘« Dire que l'intelligence est un cas particulier de l'adaptation biologique, c'est supposer qu'elle est essentiellement une organisation et que sa fonction est de structurer l'univers comme l'organisme structure le milieu immédiat... L'organisme s'adapte en construisant matériellement des formes nouvelles pour les insérer dans celles de l'univers tandis que l'intelligence prolonge une telle création en construisant mentalement des structures susceptibles de s'appliquer à celles du milieu ». 30

Dans la théorie de Piaget 31, l'adaptation cognitive est un état d'équilibre entre l'assimilation et l'accommodation, c'est-à-dire un état où des structures cognitives correspondent adéquatement aux objets et aux événements auxquels l'organisme est confronté. Mais ces structures cognitives ne sont ni prédéterminées par les instructions codées dans le génome, ni déterminées au fur et à mesure par l'environnement ; elles sont graduellement construites par un processus épigénétique d'interaction entre l'organisme et son environnement. Les structures de représentation que l'organisme possède à une étape donnée de son développement lui permettent d'agir, concrètement ou mentalement, sur les objets ou sur les événements de son environnement de façon à pouvoir les assimiler. Par ailleurs, les structures de représentation sont elles-mêmes transformées par cette action concrète ou mentale sur l'environnement (accommodation) et donnent ainsi accès à de nouvelles connaissances qui doivent à leur tour être assimilées. Le développement cognitif est donc une succession d'étapes où, comme dans le développement biologique, l'état adaptatif d'équilibre doit être continuellement recréé par la différenciation graduelle et l'intégration des structures et des fonctions.

J. Piaget s'oppose ainsi à la théorie rationaliste en considérant toute acquisition cognitive comme le produit d'une construction progressive et refuse l'hypothèse d'une pré programmation au sens strict du terme.

Il se positionne aussi par rapport à la théorie empirique en considérant que la connaissance ne se résume pas simplement à une imitation des objets (au sens de la copie), mais une assimilation à ce que le sujet est capable de faire avec ces objets. « ‘La connaissance n'est pas tirée passivement du milieu physique ou social (imitation), pas plus qu'elle n'est sécrétée dans le monde physique. Elle n'est jamais que ce que le sujet construit grâce aux nécessités de l'adaptation du moment considéré’ ». 32

La connaissance n'est pas une copie mais une reconstruction du réel. Elle ne peut se résumer à une lecture sensorielle puisqu'elle provient d'une interaction entre le sujet et le milieu. Le sujet est acteur, il agit sur le milieu pour le comprendre et le reconstruire et donc, par là-même, construire la connaissance.

‘« La connaissance ne saurait être une copie puisqu'elle est toujours une mise en relation entre le sujet et l'objet... En d'autres termes encore, l'objet n'existe pour la connaissance que dans ses relations avec le sujet, et si l'esprit s'avance toujours davantage à la conquête des choses, c'est qu'il organise toujours plus activement l'expérience, au lieu de mimer du dehors une réalité toute faite : l'objet n'est pas une «donnée» mais le résultat d'une construction. » 33

Zélia Ramozzi-Chiarottino reprend cette conception comme fondement de sa pratique : « ‘Connaître n'est pas simplement contempler, imaginer ou se représenter l'objet ; connaître exige une action sur l'objet pour le transformer et pour découvrir les lois qui régissent ses transformations’ ». 34

En situant le problème épistémologique au niveau de l'interaction entre le sujet et le milieu, J. Piaget permet de suivre les phases successives de la construction progressive de la connaissance et trouve une solution aux conflits opposant les théories empiristes et rationalistes, en oscillant, tout comme Kant, entre les deux. Il pense qu'il y a à la fois une forme et un contenu. La forme (ou la part d'inné) serait « ‘la capacité générale de recombiner les niveaux successifs d'une organisation cognitive de plus en plus poussée’ ».35 Le contenu, quant à lui, serait tout ce qui viendrait du monde, du milieu.

‘« Ni innéiste, ni empiriste, J. Piaget fait de l'activité incessante du sujet sur le réel la dynamique essentielle de l'intelligence. » 36

C'est donc dans le cadre de l'interaction Sujet - Milieu que J. Piaget effectue ses recherches. Il fonde une psychologie du Sujet qui s'autoconstruit et s'autotransforme dans les interactions qu'il établit avec son milieu, c'est-à-dire en se structurant et se restructurant sans cesse par son activité d'adaptation.

Ce cadre de recherche ainsi défini va avoir une influence sur la méthode utilisée par J. Piaget pour appréhender les sujets : « ‘Toute recherche sur la pensée de l'enfant doit partir de l'observation, et revenir à elle pour contrôler les expériences que cette observation a pu inspirer’ ». 37

Notes
29.

J. Piaget, L'épistémologie génétique, 1970, p. 6

30.

J. Piaget, La naissance de l'intelligence, p. 10

31.

1936, 1967

32.

Annie Chalon - Blanc, Introduction à J. Piaget, p.191

33.

J. Piaget, La naissance de l'intelligence, p. 32

34.

Zélia Ramozzi-Chiarottino, De la théorie de Piaget à ses applications, p. 94

35.

Théorie du langage, théorie de l'apprentissage, Débat entre J. Piaget et N. Chomski

36.

Annie Chalon - Blanc, Introduction à J. Piaget, p.75

37.

J. Piaget, La représentation du monde chez l'enfant, 1926