3 . Adaptation

L'intelligence, nous dit Piaget, est adaptation. Et pour lui, l'adaptation se compose de deux processus : l'assimilation, c'est-à-dire « ‘l'action de l'organisme sur tous les objets qui l'entourent, en tant que cette action dépend des conduites antérieures portant sur les mêmes objets ou d'autres analogues, et l'accommodation ou action du milieu sur l'organisme, étant entendu que l'être vivant ne subit jamais telle quelle la réaction des corps qui l'environnent, mais qu'elle modifie simplement le cycle assimilateur en s'accommodant à eux’. »50

L'adaptation est définie comme « ‘un équilibre entre l'assimilation et l'accommodation, ce qui revient donc à dire un équilibre entre les échanges entre le sujet et les objets’ ».51. Cette adaptation peut être organique, lorsque les échanges sont fonctionnels, c'est-à-dire, lorsque l'assimilation n'altère plus de façon physico-chimique les objets assimilés mais les incorpore simplement dans les formes de l'activité propre et lorsque l'accommodation modifie seulement cette activité.

A l'adaptation organique, qui assure un équilibre immédiat et limité entre l'individu et son milieu actuel, se superpose l'adaptation mentale caractérisée par des échanges médiats entre le sujet et les objets, échanges s'effectuant à des distances spatio-temporelles toujours plus grandes et selon des trajets toujours plus complexes. Et, pour Piaget : « ‘Seule l'intelligence, capable de tous les détours et de tous les retours par l'action et par la pensée, tend à l'équilibre total, en visant à assimiler l'ensemble du réel et à y accommoder l'action, qu'elle délivre de son assujettissement au hic et nunc initiaux’ »52. Ainsi l'intelligence est-elle saisie dans sa genèse et définie comme un processus dialectique.

Mais ce processus lui-même s'éclaire de deux manières selon que l'on envisage l'intelligence du point de vue de sa situation fonctionnelle ou du point de vue de son mécanisme structural. Du premier point de vue, l'intelligence s'inscrit dans la ligne de l'adaptation organique, une conduite étant dite plus intelligente lorsque les trajectoires entre l'individu et les objets de son action se montrent plus complexes. Du second point de vue, au contraire, l'intelligence est saisie comme un type d'adaptation spécifique à l'égard des adaptations sensori-motrices élémentaires : celles-ci sont à la fois rigides et à sens unique, tandis que l'intelligence s'engage dans la direction de la mobilité réversible. Et J. Piaget de définir alors l'intelligence « ‘par la réversibilité progressive des structures mobiles qu'elle construit’ ».53 Définition qui s'avère pour nous particulièrement significative en ce qu'elle situe très précisément le passage d'une théorie statique du structuralisme à une théorie génétique, en ce qu'elle engage donc en psychologie la méthode structuraliste dans la direction où la correspondance de la pensée et de l'action se trouvent assurée.

On voit désormais que l'accent mis sur les interactions de l'organisme et du milieu conduit à une théorie opératoire de l'intelligence, et que « ‘les opérations intellectuelles, loin d'être conclues en marge de l'action, s'élaborent à partir de l'action matérielle et constituent des actions réelles’. »54 On saisit également l'importance particulière qu'il convient d'accorder à la notion d'équilibre rapportée à celle de structure, « ‘la réversibilité n'étant pas autre chose, nous rappelle Piaget, que le critérium même de l'équilibre’. »55 Ce sont, en effet, des lois d'équilibre qui régiront les opérations intellectuelles, opérations dont Piaget nous dit qu'elles sont conçues comme se groupant nécessairement en systèmes d'ensemble, comparables aux formes de la théorie de la Gestalt, mais qui, loin d'être statistiques et données dès le départ, sont mobiles, réversibles, et ne se referment sur elles-mêmes qu'au terme du processus génétique et social qui les caractérise.

L'adaptation psychologique ne peut s'observer dans le détail qu'au niveau des mécanismes fonctionnels d'assimilation et d'accommodation qui la composent. D'une manière plus générale, l'adaptation-état caractérise à chaque niveau de développement la forme la plus achevée des connaissances, alors que l'adaptation-processus intervient dans toute progression intellectuelle. Dans l'adaptation-état, les schèmes du sujet, pour répondre à ses besoins et résoudre les problèmes, assimilent le réel tout en y étant parfaitement accommodés. Quant à l'adaptation-processus, qui est la plus importante pour Piaget, elle caractérise et explique les progrès des connaissances.

L'idée d'adaptation souligne la parenté des mécanismes de transformation aux plans biologique et psychologique. Cependant, si l'adaptation cognitive prolonge l'adaptation biologique, elle la dépasse par la richesse des échanges et la stabilité de l'équilibre atteint. Ce progrès de l'adaptation-état s'observe pour les organismes dès qu'il y a comportement et, sur le plan cognitif, tout au long de la psychogenèse. En effet, Piaget distingue une hiérarchie de niveaux d'adaptation. Le progrès de l'adaptation se marque par l'extension des échanges entre le sujet et le milieu. « ‘L'idée d'adaptation ne constitue qu'une extension de celle de fonctionnement, en y englobant les échanges entre l'organisme et le milieu : un organisme est dit adapté si ces échanges favorisent son fonctionnement normal, et inadapté s'ils l'entravent’ ».56

Le concept d'adaptation rend compte du progrès et du fonctionnement cognitif en satisfaisant un des objectifs premiers de la théorie piagétienne : donner une explication biologique de la connaissance. « ‘On peut (...) considérer l'adaptation cognitive du sujet aux objets comme un cas particulier de l'adaptation biologique de l'organisme au milieu’ ».57 Piaget ne plaque pas un terme biologique sur la réalité psychologique, car il redéfinit l'adaptation sur ce dernier plan. Il s'agit d'échanges fonctionnels et non matériels, avec un milieu plus étendu que l'environnement concret de l'organisme. Par ailleurs, l'auteur souligne une autre différence : dans l'adaptation psychologique, la tendance à l'expansion et à l'enrichissement domine nettement la tendance conservatrice.

La notion d'adaptation est indissociable de ses deux mécanismes constituants : l'assimilation et l'accommodation. De plus, la fonction d'adaptation est indissociable de celle d'organisation. « ‘L'adaptation n'est que l'organisation aux prises avec les actions du milieu’ ».58 . Plus la conduite est adaptée, plus on peut dire que les deux mécanismes assimilateurs et accommodateurs sont équilibrés : dans un acte intelligent, cette tendance à intégrer le nouveau au connu (assimilation aux formes de connaissance existantes) est parfaitement compensée par la capacité de modifier ces formes pour tenir compte des propriétés de la nouveauté (accommodation).

Le même modèle peut s'appliquer aux progrès de la pensée. L'assimilation cesse de déformer le réel en fonction du point de vue propre, elle devient synonyme de compréhension et déduction ; l'accommodation cesse de se mouler aux données extérieures et devient expérience intelligente. Piaget estime que « ‘le plus bel exemple d'adaptation cognitive est sans aucun doute celui des structures logico-mathématiques à la réalité physique’ ».59

En insistant sur les relations étroites entre la fonction qui assure les échanges sujet / milieu et celle qui assure la structuration ou cohésion interne du sujet, Piaget souligne le caractère actif de l'adaptation. Cette dernière, loin de se concevoir comme une plasticité de l'organisme ou du sujet face aux pressions du milieu, suppose la construction de formes nouvelles grâce à l'activité structurante du sujet.« ... ‘Il y a adaptation lorsque l'organisme se transforme en fonction du milieu, et que cette variation a pour effet un accroissement des échanges entre le milieu et lui, favorables à sa conservation’ ».60

Dans une optique constructiviste, il importe de montrer comment des formes supérieures de la connaissance peuvent apparaître sans être extraites telles quelles du milieu, ni être préformées dans le sujet. Le concept d'adaptation remplit parfaitement cette exigence en introduisant une explication interactionniste et fonctionnelle du développement. Il réalise la synthèse de l'empirisme (importance du rôle de l'expérience et du milieu) et de l'apriorisme ou subjectivisme (rôle des structures et de l'activité du sujet).

On peut résumer l'idée d'adaptation ainsi : c'est par son fonctionnement même (assimilation) aux prises avec un milieu qui suscite des problèmes et des accommodation que l'esprit progresse. ‘» ... C'est le rapport fondamental propre à la connaissance elle-même : le rapport de la pensée et des choses. »61

Par rapport aux concepts qui seront développés ultérieurement par Piaget, l'adaptation a des liens évidents avec l'équilibration, qui remplit la même fonction et se définit (dès 1975) comme un mécanisme visant à équilibrer l'assimilation et l'accommodation. « ... ‘C'est le passage d'un équilibre moins stable à un équilibre plus stable entre l'organisme et le milieu’ ».62

Notes
50.

J. Piaget, 1975, p. 14

51.

J. Piaget, 1975, p. 14

52.

J. Piaget, 1975, p. 15

53.

J. Piaget, 1975, p. 17

54.

J. Piaget, 1975, p. 24

55.

J. Piaget, 1975, p. 17

56.

I. E. G. 1, 1950, p. 70

57.

Intelligence et adaptation biologique, 1967, p. 65

58.

La naissance de l'intelligence, 1936, p. 18

59.

Intelligence et adaptation biologique, 1967, p. 80

60.

La naissance de l'intelligence chez l'enfant, 1936, p. 11

61.

La naissance de l'intelligence chez l'enfant, 1936, p. 10

62.

I. E. G. 3, 1950, p. 81