3 . L' ÉQUILIBRATION

C’est au cours de la troisième période de son oeuvre que Piaget introduit le terme d'équilibration (1943), mais il ne s'intéresse pas particulièrement à l'explication des mécanismes du progrès.

Pour Piaget, l'équilibration résulte de deux tendances fondamentales de tout système cognitif (depuis les schèmes d'intelligence pratique jusqu'au structures logiques) : celle de s'alimenter (assimilation) et celle de se modifier pour s'accommoder aux éléments assimilés (accommodation). Il s'ensuit une mise en équilibre progressive entre la tendance assimilatrice et la tendance accommodatrice.

‘« L'équilibration est donc le processus qui conduit à une amélioration constante des équilibres progressifs jusqu'à l'obtention d'un équilibre parfaitement stable, quoique promis à un futur dépassement. » ’

« Le processus d'équilibration rend compte d'une construction endogène car chaque décentration devient plus probable en fonction de la précédente. La centration de départ sur un dépassement entraîne la centration alternative qui programme la centration simultanée avec une certaine vulnérabilité chez le sujet. De sorte que c'est bien l'enfant seul, en assimilant le réel, en s'y accommodant peu à peu, qui se détache progressivement des états pour recourir aux actions qu'il intériorise et qu'il va réintroduire entre les dépassements.

Toutes les conservations quantitatives se tirent de la multiplication progressive des indices fournis par l'abstraction simple qui vont mener à la saisie des transformations. Mais seule l'abstraction réfléchissante rend licite l'expérience logique qui fait l'économie d'une preuve inutile... Rappelons que le passage de l'expérience simple à l'expérience logique (ici le passage de la prélogique à la logique concrète) ne se tire pas non plus d'un enrichissement du langage. Les enfants du premier, du second et du troisième temps, possèdent le lexique et la syntaxe utiles à exprimer les conservations.

C'est ainsi qu'en 1957, Jean Piaget tente de démontrer que l'enfant devient logique, non pas en accumulant des savoirs transmis par l'environnement, mais en appliquant au réel les schèmes de pensée précédemment établis et toujours susceptibles de progresser en fonction de rencontres répétées avec un réel qu'il s'ingénie à rendre de plus en plus compliqué. »65

Le processus d’équilibration intervient lorsqu'une perturbation cognitive provoque des modifications des activités cognitives ou régulations qui permettent de surmonter la perturbation et aboutissent à la construction d'une nouvelle forme de connaissance. La perturbation peut être variable : anticipation démentie par les faits, aspect nouveau du réel peu compatible avec les jugements de l'enfant, prise de conscience de contradictions entre ses propres jugements successifs, etc. ...

Le processus d'équilibration correspond à une autorégulation, c'est-à-dire d'une suite de compensations actives du sujet en réponse aux perturbations extérieures et d'un réglage à la fois rétroactif et anticipateur, constituant un système permanent de telles compensations.

L’explication d’une amélioration des formes de raisonnement de l'enfant sans lien direct avec l'influence du milieu ou une programmation héréditaire, constitue une illustration de l'existence du processus d'équilibration. De même, les constantes modifications des modèles scientifiques supposent que l'esprit humain possède un processus interne qui le pousse à réorganiser ses savoirs dans le sens d'une adéquation toujours meilleure au réel.

On observe une centration alternée de l'attention de l'enfant au cours de son développement : « il y a plus de liquide parce que le verre est plus large » alterne avec « il y a plus de liquide parce que le verre est plus haut ». Par la suite, ces mêmes enfants apprécient la quantité en coordonnant les deux aspects sur lesquels ils s’étaient successivement centrés : ils jugent qu'il y a autant de liquide dans le verre large que dans l'autre verre, « ‘parce que c'est plus bas, mais c'est plus large’ ». Cette réorganisation des inférences qui constitue la logique élémentaire (ou concrète) peut être vue comme l'aboutissement du processus d'équilibration.

De même, pour l'enfant qui juge qu'il y a une plus grande quantité de substance dans le boudin parce qu'il est plus long, une perturbation apparaît lorsqu'il prend conscience que le boudin s'amincit en même temps qu'il s'allonge. La régulation conceptuelle consistera dans la coordination des relations : « ‘plus long, donc plus de quantité» et «plus mince, donc moins de quantité’ ». Ces régulations aboutissent à une structure opératoire de raisonnement sur les quantités physiques, qui correspond à un équilibre supérieur.

Piaget analyse les progrès dans les épreuves de conservation en terme de régulation des observables et des coordinations inférentielles. Les observables sont, en ce qui concerne l'objet, le transvasement de l’eau dans un verre plus haut mais plus étroit ou l'étirement d'une boulette transformée en boudin et son amincissement corrélatif. Les inférences sont des jugements de quantité et les relations établies entre la hauteur et le diamètre du verre ou l'amincissement et l'allongement de la pâte.

« ‘L'essentiel consistant à comprendre que les perturbations externes et internes ne jouent qu'un rôle de déclenchement puisque leur fécondité se mesure à la possibilité de les surmonter... Il est donc évident que la source réelle du progrès est à chercher dans la rééquilibration... non pas au sens d'un retour à une forme antérieure d'équilibre mais à une amélioration de cette forme précédente. Néanmoins, sans le déséquilibre, il n'y aurait pas eu «de rééquilibration majorante’ » (en désignant ainsi la rééquilibration avec amélioration obtenue). 66

‘« Le développement central qui nous paraît s'imposer dans l'explication du développement cognitif (...) est donc celui d'une amélioration des formes d'équilibre, autrement dit d'une «équilibration majorante » (...) le problème étant de rendre compte de ses deux dimensions inséparables : la compensation des perturbations responsables du déséquilibre motivant la recherche et la construction de nouveautés caractérisant la majoration. »67 ’ ‘...« Pour qu'il y ait réellement innovation, il faut donc faire appel à un mécanisme auto-organisateur et, comme sa créativité ne saurait consister en production ex-nihilo, elle ne peut résulter que de processus à la fois complétif et correctif. D'où le mécanisme que j'appelle «équilibration majorante», et dont la dynamique interne ne revient pas seulement à compenser des perturbations et à combler des lacunes, mais ... à ne trouver jamais que des solutions qui soulèvent de nouveaux problèmes. La successions des équilibres partiels, des déséquilibres et des rééquilibrations majorantes revient ainsi à un essai de détailler les aspects de ce qu'on appelle trop sommairement le caractère dialectique des démarches de la pensée constructive et que je préfère nommer plus directement le «constructivisme ».68

Le concept d'équilibration concilie le point de vue fonctionnel des interactions entre sujet et objet ou entre schèmes et le point de vue structuraliste, puisque ce mécanisme aboutit aux formes d'équilibre que sont les structures mentales.

Notes
65.

Annie Chalon - Blanc, Introduction à J. Piaget, L'Harmattan, 1997, 239 p, p. 107-108

66.

EEG 33, p18 in Introduction à J. Piaget, Annie Chalon - Blanc, L'Harmattan, 1997, 239 p, p. 112

67.

EEG 33, 1975,p. 24

68.

Epistémologie génétique et équilibration, p. 139