2 . De l’univers sensori-moteur à la représentation du monde chez l’enfant

a . De la construction de la permanence de l'objet à la construction de la conservation

Ce qui est le critère le plus décisif de l'intelligence, est sans conteste la recherche d'un objet caché. Chez le Bébé, on observe des conduites de détour de plus en plus complexes. Par exemple, le bébé de huit mois parviendra à corriger la perception trompeuse d'une disparition. Il ira rechercher un objet qui lui plaît et qu'on a placé devant lui, hors de sa vu, mais à portée de sa main. Ceci représente une preuve tangible pour J. Piaget d'une conduite de détour, d'un acte intelligent tel qu'il a été défini c'est-à-dire « trouver une solution non inscrite dans les données immédiates ». Piaget appelle cette conduite « le schème de l'objet permanent ». « Permanent », car l'objet continue d'exister hors des perceptions immédiates, ce qui n'est pas le cas un mois auparavant. « Schème » parce que cette conduite va s'actualiser, se répéter et se généraliser à toutes sortes d'objets et de cachettes.

Au terme de son évolution sensori-motrice, l'enfant devient capable de retourner une boîte dans tous les sens pour se représenter son envers comme ses parties visibles, son contenu comme son extérieur. Mais il ne peut constituer une représentation totale de la boîte car pour cela, il faut « voir » la boîte de tous les côtés simultanément, c'est-à-dire la situer dans un système de perspectives lui permettant de se la représenter de n'importe quel point de vue et changer de point de vue sans recourir à l’action. L'enfant passe aussi par une étape où il ne parvient pas à se décentrer de son point de vue et considère à chaque moment sa propre perspective comme absolue et l'attribue à autrui sans se douter de cette confusion.

‘ ‘« ... Dès que l'enfant cherche, non plus seulement à agir sur les choses, mais à se les représenter en elles-mêmes et indépendamment de l'action immédiate, cette perspective unique, au sein de laquelle il avait réussit à introduire l'objectivité et la relativité, ne suffit plus et il s'agit de la coordonner avec les autres ».’ 84

La représentation pure et détachée de l'activité propre suppose l'adaptation à autrui et la coordination sociale.

Ces diverses conduites témoignent de la longue préparation de la logique concrète qui se reconnaît à l'avènement des premiers invariants, des premières conservations quantitatives. Les premières conservations quantitatives, que Piaget appelle les invariants quantitatifs, apparaissent vers six - sept ans, rarement avant. Le premier invariant est la conservation d'une quantité discrète d'un certain nombre de petits jetons (8 ou 9 au moins) présentés sous des apparences différentes. C'est le premier symptôme de la logique concrète.

Pour accéder au stade des opérations concrètes, l'enfant va évoluer de la permanence de l'objet (invariant lié à la coordination des perceptions construit au stade sensori-moteur) vers la conservation de l'objet subissant des transformations. Ces transformations peuvent être de deux types :

  • soit elles affectent son aspect (géométrique ou non) tout en respectant les constantes physiques

  • soit elles affectent l'ensemble des caractères de l'objet (transformations liées à l'ajout ou au retrait).

La genèse de l'identité de l'objet suppose que l'enfant dépasse la considération de l'objet total pour accéder à la dissociation de ses différentes parties lui permettant, au cours d'une synthèse, de conclure à l'identité ou non de cet objet.

Du point de vue de la conservation de la matière et du poids, l'enfant repasse sur le plan de la pensée conceptuelle et réfléchie, par des stades analogues à ceux qu'il traverse, du point de vue de la conservation de l'objet lui-même sur le plan sensori-moteur. Ainsi, comme le bébé qui commence par croire que les objets disparaissent quand ils ne sont plus perçus, pour réapparaître lorsqu'ils rentrent dans le champ de la perception, l'enfant de 6 ans pense encore que la quantité de matière augmente ou diminue selon la forme que prend l'objet et qu'une substance qui fond s'anéantit entièrement. La conservation de la matière n'apparaît nullement comme une nécessité pour l'enfant de 3 à 6 ans lors des changements d'états, même lors des changements de forme. Quand on présente deux boules de même poids et même volume, le changement de forme (transformation en boudin par exemple) s'accompagne d'une perte de poids et de matière pour l'enfant. On observe le même constat dans le cas de transvasement de liquide. Et si, à ce niveau, l'enfant croit que le poids des corps peut changer avec leur forme, par la suite, il parviendra à la notion d'une conservation nécessaire de la matière indépendamment des changements de forme ou d'états.

‘ « Grâce aux décalages en compréhension conditionnant le passage du plan sensori-moteur au plan de la pensée réfléchie, la construction de l'objet apparaît non seulement comme un processus continu qui se poursuit sans relâche au cours de l'évolution de la raison et se retrouve jusque dans les formes les plus élaborées de la pensée scientifique, mais encore comme un processus repassant sans cesse par des phases analogues à celles de la série sensori-motrice initiale. C'est ainsi que les différents principes de conservation, dont la constitution progressive occupe tout le développement de la pensée enfantine, ne sont que les aspects successifs de l'objectivation de l'univers. »85

Trois processus constitutifs sont nécessaires à l'élaboration de la notion d'objet :

  • l'accommodation des organes qui permet de prévoir la réapparition des corps

  • la coordination des schèmes qui permet de conférer à chacun de ces corps une multiplicité de qualités solidaires

  • la déduction propre aux raisonnement sensori-moteurs qui permet de comprendre ses déplacements et de concilier sa permanence avec ses variations apparentes.

Or, ces trois facteurs fonctionnels de prévision, de coordination et de déduction changent entièrement de structure lorsqu'ils passent du plan sensori-moteur à celui du langage et des opérations conceptuelles, et que se substituent aux schèmes pratiques des systèmes de classes et de relations réfléchies.

L'objet que Piaget qualifie de « substantiel » est le simple produit de l'action ou de l'intelligence pratique, par contre, le passage à la conservation implique la prise en compte de relations quantitatives.

‘« Il n'y a rien de plus, dans la notion pratique de l'objet que l'idée d'une permanence des qualités (forme, consistance, couleur, ...) indépendamment de la perception immédiate. Il y a par contre dans la notion de conservation d'une matière comme le sucre, la boulette d'argile changeant de forme, ou le liquide transvasé d'un grand récipient dans plusieurs petits, une relation quantitative qui, dès qu'elle est aperçue apparaît néanmoins comme nécessaire : c'est l'idée que, malgré les changements d'états ou de forme (forme réelle et plus seulement forme apparente) quelque chose se conserve. Ce quelque chose n'est pas d'emblée le poids, c'est le volume, l'espace occupé puis seulement le poids, c'est-à-dire une quantité quantifiée dans la mesure où elle est considérée comme invariante. Or, ces rapports quantitatifs n'impliquent pas seulement pour se construire une prévision qui reste d'ordre pratique, ils impliquent surtout une coordination de classes et de relations logiques ainsi qu'une déduction proprement dite ». (J. Piaget, La construction du réel chez l'enfant, 1967, p. 326)’

Le développement des principes de conservation nécessite l'élaboration conjointe de structures déductives, de relations et de classes, attestant d'un progrès interne de la logique de l'enfant. Tant que ces structures ne seront pas construites, l'enfant qui sera confronté à des notions quantitatives ne pourra les traiter que sur un plan qualitatif.

Le résultat de l'irréversibilité, qui caractérise la pensée préopératoire de l'enfant, est celui de la non-conservation des quantités. En effet, tant que l'enfant ne parvient pas à coordonner mentalement une action transformatrice avec son inverse, l'invariance d'un tout après transformation dans l'arrangement de ses parties ne saurait être logiquement déduite. Ce n'est que lorsque les actions sont coordonnées entre elles selon toutes les compositions possibles et généralisées à tous les objets, qu'un équilibre est atteint qui permet le passage réversible d'un état à un autre modifiant les formes mais laissant la quantité invariante.

Pour atteindre cet équilibre, l’enfant doit parvenir à dissocier les différents aspects quantifiables de la matière (poids, volume, etc.) et quantifier ces qualités. Dès lors, entre la conservation de l'objet et celle de ces éléments quantifiables de la matière, vient s'insérer une série d'autres constructions, qui occupent toute la fin de la petite enfance et dont l'achèvement est nécessaire pour que soit possible la quantification des qualités physiques.

Piaget envisage trois formes de quantités suivant les rapports d'extension des classes.

  • Une première forme de quantité est celle de la quantité intensive : un rapport quantitatif est d'ordre intensif si l'on sait seulement que le tout est plus grand que l'une des parties sans pouvoir encore déterminer si l'une des parties du tout est plus grande, plus petite ou égale à sa partie complémentaire. Ce système quantitatif ne connaît que les concepts de quantifications : un, tous, quelques et aucun.

  • Une seconde forme de quantité est celle de quantité extensive où l'on introduit un rapport quantitatif nouveau entre les parties complémentaires en faisant appel à une quantification déjà mathématique (presque tous) mais demeurant indéterminée parce que non numérique, et donc extensive.

  • Enfin, une troisième forme de quantité est celle de la quantité numérique lorsque les parties d'un tout peuvent être réduites à une unité commune à la suite par exemple d'une opération de correspondance bi-univoque. On peut alors composer le tout par l'addition des unités des parties et tirer l'égalité du tout de la somme de ses parties. C'est dire encore que l'invariance du tout est maintenant nécessairement impliquée par la composition unitaire des parties puisque les rapports entre celles-ci demeurent constants.

Notes
84.

‘J. Piaget, La construction du réel chez l'enfant, 1967, p. 322’

85.

J. Piaget, La construction du réel chez l'enfant, 1967, p. 324