IV . IDENTITÉ ET CONSERVATION

Il est important de réfléchir sur l'articulation entre l'identité et la conservation pour deux raisons :

Attachons-nous au premier point tandis que le second sera développé au cours de l'analyse de nos données issues de l’expérimentation pratique.

Certains ont émis l’idée que l’identité individuelle représentait la première forme de conservation. Selon cette conception, le schème de l’objet permanent serait assimilé à la conservation de l’objet individuel tandis que les conservations opératoires porteraient sur des collections d’objets (conservations de classes ou de nombres).

E. Meyerson, considéré comme le spécialiste dans l’histoire des sciences, a lui-même toujours présenté les principes de conservations comme issus d’identifications. Mais alors, selon cette conception, quelle est la prise en compte des transformations dont la composition permet l’obtention des conservations ?

J. Bruner105 pense que les conservations dérivent des identités et non pas des compensations et de la réversibilité et que, d’autre part, on peut obtenir des conservations à la suite d’apprentissages fondés sur des identités. Il pense qu'il existe une filiation de l'identité dans la conservation, tandis que Piaget pense qu'il y a intégration de l'identité dans la conservation. Ainsi, deux courants de pensées s'opposent autour du lien existant entre conservation et identité.

Piaget pense que la conservation dérive de la compensation et de la réversibilité. Bruner ne partage pas cet avis mais Piaget lui reproche d'effectuer trois confusions dans cette prise de position (confusion entre compensation / covariation, confusion entre réversibilité / renversabilité et confusion entre conservation / pseudo-conservation (le changement de forme est nié)). Ces trois confusions rendent alors très difficile l'interprétation de tableaux de résultats de Bruner et notamment les démonstrations qu'il prétend fournir de l'apprentissage des conservations à partir de l'identité.

Il semble dès lors nécessaire de préciser comment se définissent identité et conservation.

Il faut aussi prendre en compte les différentes modalités suivant lesquelles s’appréhendent la qualité et la quantité.

La quantité «  ‘n’est point fournie par une constatation directe ou perceptive comme la qualité... Elle suppose une construction complexe pour être assimilée à titre de grandeur quantifiable... Elle n'est pas simplement perçue, car même quand le sujet en arrive à percevoir des intensités en plus ou en moins (ce qui n'est pas le cas immédiatement pour la sériation, etc. ...) il n'y voit au début que des différences de qualité. La quantité suppose au minimum un système d'emboîtements partitifs (quantités continues) ou inclusifs (quantités discontinues), puis des systèmes de correspondances, des transitivités et finalement la mesure en tant que synthèse entre l'emboîtement et l'ordre’. »106 Les conservations sont obtenues en composant les transformations pour déduire un produit stable à titre de résultat de cette composition elle-même.

Penser que l’identité émane d’un processus général d’identification qui s’appliquerait, en raison de l’évolution de l’âge des sujets, d’abord aux qualités puis aux quantités engendrant ainsi les conservations, revient à se placer d’un point de vue purement fonctionnel en considérant l’identification comme un des aspects de l’assimilation. Or l’identification n’étant qu’un cas particulier de l’assimilation, il reste à prouver qu’elle donne naissance aux conservations. D’autre part, une même fonction pouvant être exercée par des structures différentes, il reste à établir si la structure des conservations est réductible à celle des identités.

La démarche permettant de construire des conservations est bien plus riche que celle qui permet d’effectuer des identifications. On retient trois composantes observables dans les arguments témoignants de conservations : la réversibilité par inversion, la réversibilité par réciprocité (ou compensation) et l’identité. Toutefois, l’identité est ici d’une nature différente puisqu’elle est quantitative et s’énonce sous la forme « ‘on n’a rien ajouté ni enlevé’ ».

L'identité quantitative ne constitue pas le simple prolongement de l'identité qualitative car elle comporte trois éléments supplémentaires :

Il s’agit bien là d’une nature plus complexe invalidant la filiation de l’identité à la conservation. Il n'y a pas disparition, mais intégration de l'identité dans la conservation.

‘« Mais, tandis que l'identité dégage son propre invariant en écartant ou négligeant les changements ou les transformations, la conservation opératoire construit son invariant par la composition même de ces transformations. Là est la grande différence et dès qu'on l'aperçoit au lieu de vouloir l'ignorer, comme le fait J. Bruner, on ne peut plus dire qu'il y a filiation de l'identité à la conservation, et il faut préciser qu'il y a intégration de la première dans la seconde, car cette intégration signifie qu'il intervient bien d'autres opérations en plus, dont la présente étude, en montrant l'évolution de l'identité elle-même, a permis d'entrevoir la richesse et la complexité. »107
Notes
105.

J. Bruner, Studies in cognitives growth , Wiley, 1966

106.

Piaget, EEG 24, 1968, p. 71

107.

Piaget, EEG 24, 1968, p. 77