e . De la nécessité de la réversibilité pour créditer l'invariance

L'argument d'identité, donné par les enfants pour justifier sa réponse, n'est pas suffisant aux yeux des auteurs piagétiens pour créditer l'enfant de l'invariance du nombre. La conservation suppose en effet un système opératoire de transformations qui insère l'identité dans un cadre plus large de réversibilité et de compensation. C'est pourquoi Piaget a toujours exigé que les enfants donnent plusieurs justifications du principe de conservation avant de les classer comme réellement conservants.

Par ailleurs, la compensation elle-même ne permet pas en soi de déduire l'invariance mais seulement d'expliquer les changements apparents en coordonnant les rapports perceptifs en jeu. C'est néanmoins l'argument le plus élaboré car il suppose la ‘« multiplication des relations’ », c'est-à-dire une opération logique de coordinations des relations. D'un tel point de vue, ni l'identité, ni la compensation ne précèdent l'organisation qui sous-tend le principe de la conservation : identité et compensation se constituent solidairement avec la réversibilité propre aux actions intériorisées.

C'est seulement lorsque l'enfant combine en pensée une action directe, l'allongement des jetons par exemple, avec son inverse, qui redonne à la rangée son aspect initial, que le sujet admet la conservation des quantités quelles que soient les transformations effectuées. Les justifications données par les enfants conservants sont ainsi supposées révéler l'existence d'un système d'opérations réversibles, cette réversibilité se constituant en fonction des opérations inverses dont l'enfant acquière progressivement le maniement (allonger versus rétrécir ; réunir versus séparer). Finalement, la découverte de la conservation serait due au fait que l'enfant se met à raisonner sur les transformations, et non plus sur les configurations d'ensemble, et cela de façon de plus en plus réversible.

Selon Piaget 146, le développement du raisonnement portant sur les transformations résulterait lui-même d'une « équilibration » progressive des actions du sujet, liée à des processus sous-jacents d'abstraction. De manière générale, le processus d'abstraction réfléchissante et le processus d'équilibration sont envisagés comme deux processus indissociables, l'un rendant compte de l'autre, et réciproquement. Piaget explique ainsi que « ‘les opérations logiques et numériques se construisent à la fois par abstraction à partir de l'organisation sensori-motrice et par des positions toujours plus mobiles et plus réversibles parce que mieux équilibrées’. »147

Pour J. Piaget, la conservation des quantités demande aux enfants de régler leurs jugements sur des actions disparues ou anticipées et non pas sur leurs effets visibles. Ces actions, les enfants les ont intériorisées et coordonnées entre elles. Elles sont intériorisées parce qu'elles ne sont pas présentes immédiatement. Mais intériorisées ne signifie pas simplement mémorisées. En effet, l'enfant qui ne conserve pas les quantités dans l'expérience de la boulette se rappelle fort bien qu'avant « c'était une boule ». L'ennui est qu'il n'établit aucune continuité entre la boule et la galette.

« ‘Actions intériorisées et mémorisées’ » écrira toujours Piaget pour étayer le raisonnement logique. Cela signifie qu'une action intériorisée est directement coordonnée à une autre action intériorisée ; par conséquent, il est illégitime de parler d'une action intériorisée. Il conviendrait de dire des actions intériorisées et coordonnées entre elles pour comprendre le fondement du raisonnement, le fondement de la déduction qu'effectue l'enfant.

Toute affirmation de l'égalité face à des formes différentes va à l'encontre de l'expérience simple. L'enfant doit donc coordonner des transformations qui s'annulent ou qui se compensent pour les réintroduire entre les aspects donnés à toute quantité. Toute égalité quantitative est belle et bien introduite entre les aspects différents donnés à toute quantité, quelle que soit sa nature. Ainsi ajouter est associé à enlever : « ‘On n'en a pas enlevé, on n'en a pas ajouté’ ». Deux actions sont intériorisées et coordonnées entre elles. Faire une crêpe est associé à l'action qui l'annule : « On peut refaire une boule ». Aplatir est associé à agrandir en bas : « ‘On agrandit la place occupée en bas’ ».

La logique concrète se reconnaît notamment, mais pas seulement, à la capacité qu'a un enfant de déduire la conservation d'une même quantité ou de deux quantités égales présentées sous des apparences différentes. « ‘Apparences qui l'incitent justement à penser le contraire de l'égalité quantitative. On dirait qu'on voit plus ici ou là mais l’égalité est conservée. Cette affirmation de l'égalité qui est une véritable déduction est étayée sur une sorte de bouleversement cognitif, ou bouleversement intellectuel si vous préférez, c'est plus simple. Bouleversement longuement préparé mais qui ne se manifeste guère avant six - sept ans. Cette nouveauté dans les jugements des enfants consiste à négliger les apparences différentes données à la quantité, pour ne prendre en considération que les actions qui ont produit ces modifications d'apparence. Il s'agit bien d'un bouleversement, d'un autre mode de pensée’ ».148

Notes
146.

Piaget, 1975

147.

Piaget, 1950, p. 141

148.

Annie Chalon - Blanc, Introduction à J. Piaget, p. 24