9 . Conclusions

Suite aux différents comptages de « parce que » effectués, nous avons choisi de représenter graphiquement les diverses centrations, en rangeant les sujets sur un axe organisé du groupe 1 au groupe 4, puis en ne considérant plus que de la moyenne obtenue pour chaque groupe.

Si l’on s’attache à la centration sur la perception, l'évocation et la transformation, il apparaît nettement que lorsque la perception est élevée, l'évocation est faible et dès que l'évocation augmente, la perception diminue : perception et évocation fonctionne inversement de façon liée. En d’autres termes, il s’agit d’un fonctionnement dichotomique.

D’autre part, il faut noter que tout en restant liées, les courbes représentant la perception et l’évocation tendent à se rapprocher de l’axe des abscisses. Cette diminution conjointe de ces deux processus correspond à l’émergence d’un troisième processus : la transformation.

Nous pouvons alors émettre l'hypothèse de l'existence de deux types de fonctionnement dont l’un serait situé à un niveau hiérarchiquement supérieur et en léger décalage.

Nous souhaitons expliquer le fonctionnement des quatre groupes grâce à une représentation graphique. Cette représentation graphique doit permettre d’illustrer une dialectique entre deux processus de pensée (processus contradictoires mais inséparables). Ces processus se différencient l’un de l’autre sans que l’un n’exclue l’autre, mais, au contraire, l’implique nécessairement comme son contraire. Ainsi se succèdent des phases de dominance dialectique dans un mouvement de renversement sans fin. Ceci peut se schématiser de la façon suivante :

message URL SCHEM19.gif

Pour cela, nous pouvons utiliser le modèle de la lemniscate, proposé par Jean-Marie DOLLE, qui rend compte de la dialectique des processus en accord avec les divers constats que nous avons pu faire. La représentation graphique qu’il pense être la plus appropriée (sans pour cela être la plus pertinente) se présente sous la forme suivante :

message URL FIG12.gif
Figure 12 : Modèle de la lemniscate

Nous symboliserons le processus actualisé par le signe + et le processus potentialisé par le signe -. A l‘intersection des deux courbes se trouve le point de mutation correspondant au changement de processus qui l’emporte sur l’autre. De part et d’autre de ce point, nous observons des oscillations cognitives. Nous devons attirer l’attention sur le fait que le processus qui apparaît sur notre représentation alternativement potentialisé ou actualisé est alors de nature différente.

Nous pouvons expliquer le fonctionnement des quatre groupes grâce à cette représentation. Pour cela utilisons la figure suivante élaborée à partir des données moyennes pour chacun des groupes.

message URL FIG13.gif
Figure 13 : Récapitulatif des données moyennes pour les quatre groupes

Les enfants du groupe 1 fonctionneraient sur une première lemniscate. Ils utilisent majoritairement la perception et lorsque la perception diminue, ils utilisent l'évocation. Ces constats les situent en fait sur la première boucle de la lemniscate sans atteindre la seconde puisque l'évocation n'est jamais dominante.

Les enfants du groupe 2 utilisent majoritairement l'évocation. Nous pouvons donc les situer sur la deuxième boucle de la première lemniscate (dans le prolongement des enfants du groupe 1). Nous constatons que l'évocation augmente alors que la perception diminue.

Les enfants du groupe 3 se situent en alternance soit avec une évocation dominante soit avec une perception dominante. Cette alternance se traduit par des oscillations qui disparaîssent lorsque l’on fait la moyenne des données mais ne doivent surtout pas être perdues de vue. En effet, ce phénomène d’oscillations correspond souvent à la mise en place d’un nouveau processus. Ceci est confirmé par notre graphique puisque ces oscillations surviennent au moment où la centration sur la transformation émerge.

Les enfants du groupe 4 se situent comme les précédents sur les deux lemniscates, mais à des niveaux plus avancés. L'évocation est dominante et la transformation commence à prendre une réelle importance et domine alors la perception.

A partir du groupe 3, les enfants passent d'un fonctionnement expliqué par la première lemniscate à un fonctionnement expliqué par une deuxième. Par contre, les enfants des groupes 1 et 2 semblent bloqués sur la première lemniscate.

message URL FIG14.gif
Figure 14 : Explication du fonctionnement des 4 groupes sur la lemniscate

Nous faisons par ailleurs le constat d'un fonctionnement dominant pour les enfants des groupe 1 et 2 se traduisant par des réponses cotées majoritairement dans des niveaux inférieurs au niveau 6. Par contre, on constate dans le groupe 2 que la proportion de réponses cotées dans les niveaux inférieurs à 6 diminue au profit des réponses cotées en niveau 6. Les enfants du groupe 3 ont un fonctionnement qui confirme cette tendance et commencent à donner quelques réponses de niveau 8. Quant aux enfants du groupe 4, ils donnent de nombreuses réponses dans les niveaux supérieurs au niveau 6 et notamment dans le niveau 8. Entre les groupes 3 et 4, la proportion de réponses (dans les niveaux inférieurs à 6 et supérieurs à 6) s'inverse.

Revenons sur nos hypothèses de départ qui se renforcent à l'aide de ce constat. Il semble bien que ce soit le niveau 6 qui soit la charnière entre deux types de fonctionnement. Ainsi, ce serait la mise en relation qui permettrait l'accès à un fonctionnement plus opératif.

Par rapport à nos idées de départ, nous pouvons affiner nos hypothèses en pensant que la première lemniscate est un modèle explicatif de la prise en compte des critères qualitatifs, tandis qu'il est nécessaire de passer à la seconde pour appréhender la quantité.

Si nous regroupons les données que nous obtenons dans les domaines infra-logique et logico-mathématique, nous pouvons faire un constat qui va dans ce sens. En effet, nous observons dans le domaine infra-logique (et ceci s'étend aux conservations si l'on rajoute la correspondance terme à terme) :

Nous pouvons représenter cette évolution en insistant sur ce qui s'inverse lorsque l'on passe d'un groupe à un autre.

message URL SCHEM20.gif

Le niveau 3 correspond à la transition à travers ses oscillations.

Nous constatons bien que lorsqu'on passe du groupe 1 au groupe 2, la centration sur la perception et l'évocation s'inverse. Quand on passe du groupe 2 au groupe 4, c'est la proportion de perceptions et de transformations qui s'inverse, la centration sur la transformation dominant alors la centration sur la perception. Ces constats coïncident tout à fait avec la modélisation que nous proposons.

Les enfants du groupe 1, fonctionnant essentiellement à l'aide d'abstractions empiriques, seraient bloqués sur la première lemniscate et ne pourraient donc accéder à la prise en compte opératoire de la quantité. Par contre les enfants des groupes 3 et 4, fonctionnant à l'aide d'abstractions pseudo-empiriques, pourraient prendre en compte la quantité.

Si l'enfant ne prend pas en compte la transformation, l'état initial et l'état final sont considérés comme deux états sans lien. La situation équivaut à une situation inter-objets. Par contre, si l'enfant établit le lien entre l'état initial et l'état final grâce à la transformation, il se retrouve en présence d'une situation intra-objet avec présence d'un état témoin. Il faut que le sujet identifie les relations au sein de l'objet pour accéder au lien causal. Il évoluera alors de l'intuition de l'existence d'une liaison à l'expression d'une causalité.

Cette reconnaissance de la transformation comme lien entre deux états permet à l'enfant, lorsqu'il est en présence d'un seul état, de retrouver l'autre. C'est au travers de cette prise de conscience de la relation qu'il a accès à la réversibilité logique. Le lien établi entre l'état final et l'état initial est le lien causal. Il permet à partir de la connaissance de la succession de transformations de connaître la succession des causes et des effets à tous moments et donc, donne au sujet la possibilité d'anticiper et de rétroagir.

L'expression pertinente du lien causal ne peut avoir lieu que lorsque le sujet est capable d'établir un lien entre l'état initial et l'état final par l'intermédiaire de la transformation et de passer du tout aux parties au sein même de l'objet. L'objet est alors conçu comme une synthèse de propriétés dont certaines ont un caractère invariant.

Comment expliquer que la prise en compte de la quantité pose un tel problème aux enfants de CE1 ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut se placer à la fois du point de vue de la spécificité des opérations de conservations et du point de vue des compétences de nos sujets.

Dans les épreuves de conservations, les aspects figuratifs ne cessent d'être modifiés alors que la quantité (physique, spatiale ou numérique) reste invariante. L'enfant constate la forme et la transformation (au moment où elle s'effectue) qui sont des processus figuratifs. Mais la conservation n'est pas observable, elle fait partie des propriétés que le sujet doit attribuer à l'objet. Pour cela, il doit élaborer des constructions à l’aide des propriétés extraites grâce à ses actions de transformations. L'explicitation de ces propriétés relève d’une abstraction réfléchissante seule susceptible de permettre l'explication du phénomène par la compréhension qu'elle en donne. Or, les sujets de notre étude fonctionnent de façon perceptive puisqu’ils effectuent des abstractions empiriques ; ils ne peuvent donc accéder aux conservations de façon opératoire.

‘« Passer des états aux transformations comme telles comporte de passer du constat perceptif ou évocatif à la production de ces transformations et à l'attention sur ce qu'elles comportent en elles-mêmes et sur ce qu'elles engendrent. Mais cela suppose décentration par rapport à ce qui est perçu, focalisation sur ce qui se passe, les propriétés de ce qui est mis en oeuvre et leurs conséquences. En une espèce de survol qui combine, de manière extrêmement mobile, rétroactions et anticipations. Ce qui comporte maîtrise du temps, de l'espace, de la causalité, devenus réversibles. »165

Toutefois, nos sujets parviennent à appréhender une certaine forme de conservation, grâce à des « modèles préconçus » qu'ils ont à disposition. Par exemple, la quantité d'eau sera appréhendée de façon souvent satisfaisante par le niveau. Face à deux verres identiques, l'enfant peut repérer s'il y a plus ou moins d'eau.

Il y a « ‘dans la perception de l'état actuel, quelque chose de son état antérieur ou initial et des transitions s'intercalant entre eux qui le double dans la représentation et qui peut suffire pour affirmer une conservation, mais qui ne permet pas de penser des transformations en tant que telles, c'est-à-dire de les effectuer. Car, penser des transformations, c'est, encore une fois, les produire mentalement avec contrôle mobile des états successifs par rétroactions et anticipations. En ce sens, de la perception à l'évocation, on assisterait à l'apparition de certaines propriétés les plus générales comme la réversibilité par inversion, qui caractérisent le groupe des opérations concrètes que Piaget a tenté de formaliser’. »166

Le « ‘constat de la production ou produit des transformations ne sert en aucun cas d'explication. Seule l'opérativité, en tant qu'elle est transformation, peut donner la raison ou l'explication, de la constitution des états, par les transformations les ayant produits, et de la succession des états. Autrement dit, elle substitue à la constatation l'explication par les règles de production’. »167

Notes
165.

Ces enfants qui n'apprennent pas, J-M. Dolle, 1989, p. 81

166.

idem, p. 81

167.

idem, p. 83