a . Comment se mettent en place les conservations et comment apparaissent les trois arguments logiques permettant d’affirmer ces conservations ?

La controverse qui a opposé Piaget à Bruner sur l'origine de la conservation, et surtout sur les recherches de Acredolo et Acredolo auxquelles elles donnent lieu, suggèrent l'existence de deux processus de traitement de l'information distincts. La nature de ces deux processus est encore hypothétique 177 et nécessiterait en soi une étude systématique des traitements mis en oeuvre par les sujets en situation de conservation. Caroff postule que le premier mécanisme correspondrait au mécanisme de centration sur l'un ou l'autre des aspects perceptibles de la déformation de l'objet.

Deux processus sont différenciés :

  • Le « processus dimensionnel » : l'enfant apprend par l'action de verser du liquide que plus il verse, plus le liquide augmente et plus il y a à boire dans le récipient. Cette relation de dépendance qui s'établit entre la quantité de liquide et le niveau conduit l'enfant à considérer celui-ci comme étant la mesure de celle-là et à penser, en situation de conservation, qu'il y a plus de liquide dans le verre d'arrivée plus étroit.

  • Le « processus identité » : il serait assez proche du traitement fondé sur le sens primitif de l'identité que postule Bruner sans en avoir jamais précisé le mécanisme. Anderson et Cueno178 puis Lautrey179 ont proposé un traitement intéressant de l'hypothèse de Bruner. Après avoir construit le schème de l'objet permanent, c'est-à-dire le fondement même de la notion d'identité qualitative (il s'agit toujours du même objet), les enfants ont ensuite l'occasion de constater à de nombreuses reprises que le transvasement du liquide préserve certaines propriétés perceptibles de l'objet telles que la couleur ou le goût. On peut postuler, par conséquent, qu'ils pourraient généraliser à d'autres propriétés abstraites cette fois (telle que la quantité), une forme d'invariance globale et implicite qui s'appuierait sur l'identité qualitative de l'objet (« ‘c'est la même eau parce qu'il y a toujours la même chose à boire ’»).180

Si l'on postule que ces deux processus sous-tendent le jugement de conservation, le modèle pluraliste du développement cognitif proposé par Lautrey 181 semble pouvoir s'appliquer au cas de la conservation 182.

Une telle approche peut être résumée par les quatre propositions suivantes :

  1. Dans la situation de conservation, la plupart des enfants non-conservants activent en même temps, ou en succession rapide au moins deux processus (dimensionnel et identité) susceptible de remplir une même fonction mais qui traitent des aspects différents de l'information.

  2. Ces deux processus peuvent être activés avec des poids différents chez des enfants différents.

  3. Ils peuvent être aussi activés avec des poids différents selon la prégnance des indices perceptibles de la déformation de l'objet ; en particulier selon la différence de hauteur entre les liquides.

  4. Lorsqu'ils sont activés simultanément (ou en succession rapide), les processus dimensionnels (ou identité) sont susceptibles d'interagir et leurs interactions sont sources de la genèse des notions de conservation.

  5. Compte tenu de la seconde proposition, les interactions entre les processus peuvent prendre des formes différentes chez des enfants différents et donner lieu ainsi à des cheminements différents dans le développement.

Selon la conception pluraliste de la conservation, la plupart des enfants non conservants activeraient en même temps le processus fondé sur l'identité qualitative de l'objet et celui fondé sur les dimensions perceptibles de l'objet.

Une autre conception plus classique du développement183, renvoie à une conception plus classique du développement cognitif en ce qu'elle suppose que les deux processus se substitueraient l'un à l'autre au cours du développement, chacun caractérisant une étape particulière.

Les jugements des enfants non conservants sont caractérisés par l'incohérence et le doute. Ce premier aspect des résultats traduit bien l'existence d'un conflit cognitif chez les sujets.

Les recherches sur la contradiction ont conduit Piaget184 à considérer que ce conflit pourrait s'expliquer par le jeu de compensations incomplètes entre des jugements fondés sur les deux aspects de la déformation du liquide, ce qui conduirait le sujet à centrer alternativement son jugement sur l'un et l'autre de ces aspects. Selon cette conception, trois sortes de situations de conflit peuvent être distinguées qui sont observées à des étapes différentes de la genèse des notions de conservation.185

Tout d'abord, selon que l'on rend une dimension plus saillante que l'autre, on peut observer que certains enfants non conservants passent d'une centration sur une dimension à une centration sur la seconde. Si l’on prend l'exemple de la conservation des liquides, ces enfants «basculent» alors d'une centration sur la hauteur (la plus fréquente) à une centration sur le nombre (nombre de verres dans lesquels on transvase le liquide) lorsque ce nombre augmente.

La deuxième situation de conflit caractérise les jugements de certains enfants qui, selon Piaget, se situeraient à un niveau de conservation intermédiaire. Il s'agit effectivement d'enfants qui peuvent être conservants dans le cas de faibles différences de niveau, ou de diamètre, mais retombent dans la croyance en la non conservation pour des différences perceptibles plus importantes.

La dernière situation de conflit est celle où l'on s'appuie sur la contre-suggestion pour s'assurer qu'un sujet donnant spontanément un jugement de conservation ne passe pas ensuite à un jugement de non-conservation.

Ce rappel n'a d'autre objectif que de montrer que dans le modèle proposé par Piaget, ces différentes sortes de conflit sont équivalentes. Elles tiennent au fait que les jugements de conservation se centrent alternativement sur des aspects différents de la déformation de l'objet. Mais quelle que soit la dimension considérée, il s'agit toujours du même type de traitement, décrit en terme de fonction dans le modèle de Piaget et appelé « dimensionnel » dans l’approche de Caroff. Par contraste, l'approche pluraliste de la conservation se distingue de la précédente en postulant que le conflit pourrait être provoqué par la compétition entre deux processus différents (dimensionnel et identité) susceptibles d'intervenir en même temps pour déterminer la réponse des sujets. Pour Caroff et Lautrey, une telle conception paraît mieux à même de dépasser le paradoxe du modèle piagétien de la conservation.

En situation de conservation modifiée, Lautrey et Caroff186 constatent que les sujets « identités » sont plus souvent incohérents et doutent plus de leurs réponses que les sujets « dimensionnels », ce qui est de nature à corroborer l'hypothèse d'un conflit plus important chez le groupe identité. Comment expliquer une telle différence entre les deux groupes?

Cette différence de jugement (anticipation de la conservation de la quantité si l'on effectue le transvasement pour les sujets « identités » tandis que les sujets « dimensionnels »  pensent qu'il y a plus à boire) peut être interprétée comme une différence dans le poids des traitements effectués. Selon cette interprétation, les sujets « dimensionnels » privilégieraient plus nettement l'analyse des dimensions perceptibles : ils s'appuieraient sur la différence entre le niveau actuel et le niveau anticipé pour prévoir ce qui adviendrait de la quantité si on transvasait le liquide. Les sujets « identités » pour leur part, s'appuierait plus nettement sur le fait qu'il s'agit toujours du même liquide. Ainsi, ils pourraient généraliser à une propriété abstraite, la quantité, ce qu'ils ont constaté pour certaines propriétés perceptibles de l'objet. Cette interprétation semble confortée par le fait que, dans une situation de conservation modifiée, ce sont précisément les jugements des sujets «identités» qui traduisent une plus grande incertitude. Ceci laisse supposer une intervention plus marquée, chez ces sujets, du processus fondé sur l'identité qualitative de l'objet qui, de ce fait, entrerait plus nettement en conflit avec le processus dimensionnel.

Revenons aux données fournies par les protocoles. D'après l’analyse effectuée, nous constatons que :

  • L'identité trouve son origine dans l'évocation de la transformation ayant aboutit à l'état final. Elle nécessite une mise en relation.

  • La compensation, lorsqu’elle émerge, s'appuie sur la mise en correspondance d'états, c'est-à-dire une lecture perceptive issue d'abstraction empirique. Pour être maîtrisée, elle nécessitera cependant une mise en relation.

  • L'inversion  nécessite la prise en compte de la transformation.

Notes
177.

Lautrey et Caroff, 1996, 1997

178.

Anderson et Cueno 1978

179.

Lautrey (1987)

180.

Piaget, 1937 ; Piaget, Sinclair, Vinh bang, 1968

181.

Lautrey (1987, 1990 a, 1990 b, 1991, 1993

182.

Lautrey et Caroff, 1996 et à paraître

183.

Acredolo et Acredolo, 1979

184.

Piaget (1974 a, b)

185.

Piaget et Szeminska, 1941 ; Piaget et Inhelder, 1962

186.

in « Approche pluraliste de la genèse des notions de conservation », Xavier Caroff, Psychologie française n° 142, 1997, 57 - 68