B . MODÉLISATION

Nous venons de décrire plusieurs analyses issues de centrations différentes. Ces diverses analyses nous ont permis d’extraire des constantes et grâce à celles-ci de construire des « catégories » hiérarchiquement organisées ou taxinomies. L’analyse de notre population suivant l’expression de la causalité à travers la conjonction de connexion causale « parce que » d’une part et les trois argument de conservation d’autre part, nous a conduit à repérer quatre groupes pour lesquels nous avons fourni un descriptif. Il nous faut encore insister sur la dynamique dans laquelle s’inscrivent ces quatre groupes. En effet, c’est cette dynamique qui comporte le plus d’intérêt que ce soit en termes d’éducation, de prévention ou de remédiation. Il nous faut donc encore articuler ces réflexions et les taxinomies qui en découlent. Regrouper toutes les données obtenues au sein d’une modélisation permettant de comprendre l’articulation entre ces données permettrait de constituer un cadre aidant à la réflexion lors du recueil de données à venir. Cette modélisation pourrait s’assimiler à un outil de diagnostic.

Nous souhaitons donc faire apparaître au sein d'une modélisation unique :

Nous souhaitons aussi prendre en compte les études précédemment conduites. (Les taxinomies auxquelles elles ont donnés lieu sont exposées p. 167 et p. 175)

Dans un premier niveau de compétences, l'objet à identifier est perçu par l'enfant. Par la suite, cet objet pourra être évoqué, ce qui témoignera d'un progrès puisque le sujet pourra « saisir » cet objet y compris en son absence.

La centration sur l'objet varie, elle aussi, suivant que le sujet considère l'objet de façon globale ou accède à une analyse de ses propriétés. L'identification sera alors syncrétique dans le premier cas ou bien analytique dans le second.

Cet objet peut être considéré de façon isolée ou bien à travers les relations qu'il entretient avec son milieu. Cette deuxième considération permet de saisir l'objet suivant des modalités différentes : la mise en correspondance, la mise en relation (comparaison) et la combinaison de critères qui permet de fournir une synthèse de l'objet. Toutes ces modalités mises en oeuvre par le sujet permettent d'enrichir l'objet lui-même, mais aussi le réseau d'objets appartenant au milieu de référence de cet objet.

Le sujet identifie dans un premier temps l’objet dans ce qu’il a de singulier et évolue ensuite vers l’identification d’un élément représentant une synthèse de parties et pouvant être comparé à d’autres. Entre ces deux extrêmes, on retrouve toutes les étapes décrites dans notre étude et reprises sur notre schéma. Lorsque le sujet passe d’une étape à une autre, il évolue en utilisant des abstractions qui sont dans un premier temps des abstractions empiriques, puis pseudo-empirique et pour finir réfléchissantes.

Le sujet progresse dans sa construction de la causalité. Les liens causaux sont des dispositions fonctionnelles de la pensée. En amont de ces liens causaux, il faut des dispositions fonctionnelles plus larges : ce sont les différenciations entre éléments. Lorsque la situation met en opposition des caractéristiques physiques, l'enfant peut alors, grâce à des abstractions empiriques mettre en opposition les caractéristiques des états et des actions. La causalité se génère dans la différenciation qui elle-même a une genèse puisque chaque différenciation est issue d'une différenciation préalable.

Si certains ne sont capables de fournir que des explications psychologiques avec un sentiment de liaison, d’autres accèdent à la justification immédiate des états, aux explications précausales ou encore aux explications causales. Nous retrouvons les 10 niveaux d’utilisation de la conjonction « parce que » que nous avons repéré dans notre population d’enfants de CE1.

En intégrant tout ce qui précède sur un schéma, on définit deux zones correspondant à la modalité de pensée dominante : figurative ou opérative.

Une fois les éléments cités ci-dessus repérés sur notre schéma, nous pouvons mettre en évidence les quatre groupes au sein desquels se répartit notre population. Au niveau du groupe 3, nous pouvons mettre en évidence l’émergence de la quantification. Les sujets parviennent à utiliser des compétences hiérarchiquement supérieures et notamment ils accèdent à la comparaison.

Certes les sujets emploient depuis longtemps des termes tels que « plus » ou « moins », mais ils les utilisent comme des qualificatifs absolus. « Il y en a plus » ne signifie pas forcément « il y en a plus que ». « Plus » et « moins » qualifient au début des états de même que « grand / petit », « loin / près »... Le sujet constate qu’il y en a « plus » dans l’état A et « moins » dans l’état B sur le même principe qu’il aurait pu les qualifier de « grand / petit » ou « bleu / rouge ». Ce type de constat est fondé sur la mise en correspondance.

La comparaison est d’un niveau supérieur à la mise en correspondance, c’est une mise en relation. Lorsque le sujet compare, il est capable de situer sur un continuum de valeurs des données quantitatives. « Grand » devient alors « plus grand que petit » et réciproquement. Il est donc fondamental de repérer cette différence entre mise en correspondance et mise en relation pour aider les élèves à pouvoir accéder à l’identification de la quantité et ne pas les laisser s’enfermer dans des processus d’identification qualitative.

Par exemple, Bruno Vilette note l’existence de « différents outils de quantification » qui ne se résument pas au comptage (considéré comme LE processus d’abstraction des quantités par Gelman). Parmi ceux-ci, il cite l'appariement et l'évaluation globale qu’il considère également comme des processus d'abstractions des quantités dont on ne peut sous-estimer l'importance.189 Certes sa remarque est pertinente quant à l’importance de ces « outils » mais on peut se questionner quant à leur nature. L’évaluation globale doit-elle être considérée comme un outil de quantification ?

Notre étude a montré l’importance de ces diverses composantes intervenant dans la genèse de l'identité. Nous espérons ainsi pouvoir mieux cerner les processus en jeu dans l'identification. Cette modélisation n'a pas valeur de produit fini mais représente une synthèse des diverses réflexions auxquelles nous nous sommes livrées à la suite de notre expérimentation. Elle représente une façon de faire le point sur nos apports théoriques et pratiques avant d'aller plus loin dans nos investigations. Elle peut être conçue comme un outil de diagnostic permettant de repérer les compétences de sujets quelconques. Nous n’avons pas la prétention de penser que les niveaux que nous avons mis en évidence sont les seuls niveaux existants. Pour nous, ils correspondent à ceux que nous avons repérés et sont donc dépendant des moyens que nous nous sommes donnés ainsi que de notre population. Il existe vraisemblablement d’autres données qui peuvent s’articuler ou s’insérer dans notre modélisation, mais seule une recherche ultérieure pourrait nous le confirmer.

Nos taxinomies sont issues d’observations de sujets différents et non d’observations longitudinales d’un même sujet. Le modèle proposé, recensant les recueils de nos diverses analyses, peut-il être considéré comme un modèle génétique ?

Annie Chalon-Blanc propose une définition de la genèse

« ‘La genèse consiste à retracer l'histoire d'une notion en partant de son état final pour retrouver toutes les étapes qui ont permis d'y accéder. Toutefois, cette forme finale, cette structure dirait Piaget, n'est pas fermée. Elle se présente comme un modèle de compétences susceptible d'engendrer à l'infini des contenus de pensée propres à se renouveler et à se dépasser. ’»190

Notre démarche corrrespond à la définition ci-dessus. Au-delà d’une mise en relation de taxinomies, le modèle qui suit peut donc être considéré comme un modèle explicatif de la genèse des processus d’identification auprès d’une population d’enfants de CE1.

Toutes les données extraites dans l’analyse sont mises en relation. Ce modèle se lit de bas en haut, les données étant ainsi organisées suivant des niveaux de compétence croissante. Sur la partie droite de la représentation figurent diverses données qui varient en fonction de l’évolution des compétences : causalité, abstraction, perception/évocation/transformation.

Les quatre groupes identifiés sont situés dans cette modélisation en regard de l’organisation hiérarchique des données.

On peut noter la position « charnière » du niveau 6 entre les mises en correspondances et les mises en relations et entre les modalités de pensées figuratives et les modalités opératives. A ce niveau émerge la quantité sous ses aspects « quantitatifs », c’est-à-dire sous sa vraie nature.

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Figure 17 : Modélisation des conduites d’identifications d’objets mettant en évidence l’émergence de la quantification auprès d’enfants de CE1
Notes
189.

B. Vilette, Le développement de la quantification chez l'enfant, p. 297

190.

Annie Chalon - Blanc, Introduction à J. Piaget, p. 15