1.2.1.1. Compétence individuelle

L'analyse historique du travail explique les raisons qui ont conduit à l'émergence de la notion de compétence individuelle. L'évaluation des emplois, technique née aux Etats-Unis à l'époque de l'organisation scientifique du travail, prenait en considération le poste et non l'individu pour effectuer des classements hiérarchiques et calculer des rémunérations.

Les années 1960-1970 voient apparaître de nouveaux types d'emploi requérant des qualifications spécifiques ainsi qu'une maîtrise de plusieurs postes, ce qui a mis en avant la notion de polyvalence50 tant exigée des employés51.

Cette exigence est de plus en plus marquée dans l'administration publique marocaine qui a mis en place une politique de mobilité52 supposant une plus grande polyvalence des personnels. La mise en oeuvre de cette politique est plus ou moins facilitée par le laxisme qui caractérise l'activité syndicale au Maroc.

Les agents, mieux instruits53, aspirent à des postes à plus grande autonomie s'inscrivant dans une logique de projet et de travail d'équipe. l'administration se trouve confrontée à un changement de problématique qui se caractérise par le passage du couple (poste de travail/niveau de qualification), au couple plus complexe (fonction/compétences).

Les auteurs qui ont défini la compétence individuelle se répartissent en deux catégories :

  • ceux qui la définissent sans lien particulier avec sa mise en oeuvre effective ;

  • ceux qui estiment que la compétence n'a de signification que par rapport à son exercice dans une activité professionnelle réelle.

A titre d'illustration, nous citerons dans la première catégorie les auteurs suivants :

  • N. Jolis54, qui fait la distinction entre 4 niveaux de compétences individuelles : "des compétences théoriques, des compétences pratiques, des compétences sociales et des compétences cognitives".

  • Y. Cannac55, qui considère que la compétence professionnelle d'un individu est "une combinaison de savoir, de savoir-faire, et de savoir-vivre. Elle est détenue par le professionnel qui investit et travaille prioritairement sur lui-même pour se développer, sachant que ses compétences d'aujourd'hui sont les performances de demain". Ainsi, pour cet auteur, la compétence est l'histoire d'une accumulation voulue, consciente et organisée.

  • O. Gelinier56, pour qui la compétence est "l'aptitude à atteindre des buts professionnels par des moyens professionnels".

  • C. Batal57, qui reconnaît l'existence de deux grandes catégorisations des compétences individuelles : celle qui est la plus couramment utilisée intégrant "les savoirs, les savoir-faire, et les savoir-être", et une seconde logique, très différente, qui distingue :

‘"les compétences générales, ou transversales, qui ne sont pas spécifiques à un métier et qui sont utiles dans plusieurs emplois ;
les compétences professionnelles propres à une filière de métier particulière ;
les compétences spécifiques propres à une structure qu'on ne retrouve pas ailleurs".’

Parmi les auteurs qui relèvent de la deuxième catégorie, on retrouve, notamment :

  • C. L-Leboyer58, qui considère que les compétences sont "des répertoires de comportements que certaines personnes maîtrisent mieux que d'autres, ce qui les rend efficaces dans une situation donnée. Ces comportements sont observables dans la réalité quotidienne du travail et également dans des situations-test. Ils mettent en oeuvre, de manière intégrée, des aptitudes, des traits de personnalité, des connaissances acquises". Dans cette définition, l'auteur met l'accent notamment sur la notion de comportements humains réellement investis et observés dans une situation professionnelle donnée.

  • D. Jedliczka et G. Delahaye59, dont l'acception rejoint celle de C. L-Leboyer, considèrent que la compétence est "un ensemble de capacités et de connaissances mises en oeuvre par un individu dans un environnement donné, tel que les situations professionnelles".

  • C. Dejoux60 qui, en essayant de trouver un lien entre la compétence individuelle et le milieu organisationnel, a situé la compétence individuelle "au carrefour d'un vaste champ sémantique comprenant les notions de capacité, de professionnalité, d'activité, de métier, d'emploi, de savoirs cognitifs et de qualification".

  • G. Le boterf61, qui estime que la compétence est un atout et que l'incompétence risque de mener l'individu à la marginalisation. Pour cet auteur, la compétence n'existe que dans sa mise en oeuvre dans des actes réels. Il souligne qu'il "ne suffit pas qu'une personne possède des connaissances ou des capacités pour qu'elle soit qualifiée de compétente. Mais encore faut-il qu'elle les mobilise de façon pertinente, au moment opportun, dans une situation de travail". Il défend l'idée selon laquelle, les connaissances, les capacités cognitives et les capacités intellectuelles constituent des ressources qui permettent de mettre en oeuvre la compétence selon un processus dynamique de construction et de reconstruction. Aussi, définit-il la compétence individuelle comme étant "un savoir agir reconnu". Toute compétence, pour exister, suppose le jugement d'autrui. Le regard d'autrui devient une validation normative. Cette définition renvoie à la problématique de détermination des critères sur lesquels autrui fondera son jugement.

  • A. Meignant62, qui retient la définition de la sidérurgie française, considère la compétence individuelle comme un "savoir-faire opérationnel validé". Cet auteur estime que cette définition est convenable dans la mesure où elle contient l'essentiel de la problématique :
    • "savoir-faire : car il n'existe de compétence qu'en acte" ;

    • "opérationnel : veut dire mise en situation et légitimité à mettre en oeuvre" ;

    • "validé : socialement reconnu (attestation du milieu professionnel)".

  • D. Pemartin63, qui considère que la compétence "‘est un savoir combinatoire de ses ressources propres et de celles de l'environnement que le salarié mobilise pour gérer les situations auxquelles il est confronté’". La compétence se développe dans l'action, elle est donc à l'interface entre l'individuel et l'organisationnel.

  • M. Boyé et G. Ropert64 , qui définissent la compétence comme "une capacité à agir dans un environnement professionnel donné". Elle correspond au rapprochement entre des savoirs maîtrisés, un potentiel individuel et une organisation du travail, laquelle distribue la légitimité à exercer ce savoir.

En ce nous concerne, contrairement à la conception taylorienne65 qui conçoit la compétence comme une répétition à l'identique de tâches parfaitement maîtrisées, nous estimons que la compétence d'une personne est mesurée par sa capacité de résoudre un problème au moyen d'une utilisation subtile des différents instruments de travail mis sa disposition. Ainsi, au cours de cette thèse nous définirons la compétence individuelle comme :

La capacité combinatoire d'un individu lui permettant de mobiliser dans des situations réelles de travail des savoirs théoriques, juridiques, procéduraux, expérientiels, sociaux et cognitifs pour résoudre d'une manière pratique et optimale un problème professionnel.

Cette définition qui met l'accent sur la combinaison des savoirs théoriques et des savoir-faire pratiques est proche de la conception de l'analyse socio-économique de la compétence66.

L'analyse du contenu de toutes les définitions proposées ci-dessus permet de sélectionner quelques invariants symptomatiques qui synthétisent, à notre sens, les caractéristiques de la compétence individuelle :

  • la compétence individuelle est un attribut spécifique de l'être humain ;

  • la compétence est un phénomène dynamique et évolutif qui se construit dans le temps. Elle résulte d'une expérience et apparaît comme une combinaison pertinente de savoir, de savoir-faire, et de savoir-être ;

  • la compétence doit être validée et reconnue par autrui pour acquérir une crédibilité. Cette caractéristique renvoie à la notion d'évaluation des performances des individus et pose donc la difficulté de définir les critères sur lesquels autrui fondera son jugement ;

  • la compétence n'est pas un concept abstrait, elle est identifiée par sa mise en oeuvre dans des situations réelles de travail ;

  • la compétence n'est pas définie dans l'absolu, elle est contingente et contextualisée par rapport à une finalité ;

  • la compétence ne peut être maintenue et développée que si elle est mise en oeuvre d'une manière régulière ;

  • la compétence est transférable dans le cadre d'un processus d'apprentissage individuel et/ ou organisationnel; une compétence individuelle peut alors devenir une compétence collective ;

  • la compétence est indissociable d'un mode de management qui place les personnes en situation de responsabilité.

Notes
50.

Cf. Infra, pp.347-350.

51.

C. Dejoux, " p erformance et gestion des compétences : une analyse fondée sur la théorie des ressources", in actes du VIIème congrès de l'AGRH, " p erformance et ressources humaines", Organisé par le c entre i nterdisciplinaire de f ormation à la f onction p ersonnel (CIFOP), les 24 et 25 octobre 1996, Paris, 554 pages, pp .149-152 .

52.

Cf. Infra, pp.159-163 et pp.220-221.

53.

Cf. Infra, pp. 194-195.

54.

N. Jolis, "compétences et compétitivité, la juste alliance", les Editions d'Organisation, 1998, 161 pages, p.29.

55.

Y. Cannac, "les compétences de l'entreprise une nouvelle dimension du management", in la CEGOS, "Développement des compétences et stratégie de l’entreprise", 1987, Editions d’organisation, 175 pages, p.16.

56.

O. Gelinier, "Modes informels de développement des compétences : l'expérience des P.M.E. performantes", 11 pages, cité in la CEGOS, "Développement des compétences et stratégies de l'entreprise", Editions d'Organisation, 1987, 203 pages, p.158.

57.

C. Batal, "La gestion des ressources humaines dans le secteur public : l’analyse des métiers, des emplois et des compétences", op cit, pp.150-155.

58.

C. L– Leboyer, "la gestion des compétences", Editions d'Organisation, 1996, 163 pages, pp. 21-36.

59.

D. Jedliczka et G. Delahaye, "Compétences et alternances", Ed Liaisons, 1994, 167 pages, pp.26-31.

60.

ibid, p.150.

61.

G. Le Boterf, "De la compétence, essai sur un attracteur étrange", op cit, pp.15-39.

62.

A. Meignant, "les compétences de la fonction des ressources humaines", op cit, p.20.

63.

D. Pemartin, "gérer par les compétences ou comment réussir autrement ?", op cit, p.124.

64.

M. Boyé et G. Ropert, "Gérer les compétences dans les services publics", Editions d’organisation, 1995, 203 pages, pp.68-69.

65.

Cf. Infra, p.110.

66.

Cf. Infra, pp.27-28.