3.3.2. Les spécificités du management public sont-elles pertinentes ?

De nos jours, les organisations, qu'elles soient publiques ou privées, sont de plus en plus confrontées à des logiques contradictoires dans leurs finalités et leurs modes de gestion.

Indépendamment des différences inhérentes au statut et aux intérêts des acteurs, elles doivent concilier des intérêts divergents et mouvants, d’où l’impossibilité de se référer à un modèle standard de management.

Le dirigeant public ou privé est confronté à une sphère commune d’incertitudes dues à la complexité de la gestion des organisations, qui sont plus ou moins régulées ou dérégulées par des facteurs exogènes.

Ainsi, les organisations (publiques ou privées) sont désormais tenues de produire des services qui répondent aux besoins de leurs acteurs internes et externes, avec des moyens de plus en plus limités, et un environnement de plus en plus contraignant.

En effet, dans une ère de restrictions budgétaires où les ressources se font de plus en plus rares, les moyens des gouvernements commencent à se resserrer sérieusement, avec des effets sur les investissements, les emplois, et les frais de fonctionnement446. En conséquence, les marges de manoeuvre dans l'action politique des gouvernements se rétrécissent, et leurs choix budgétaires se rationalisent davantage.

Par ailleurs, le développement des démocraties, des libertés d'expression, et des droits de l'homme, ainsi que les niveaux de formation et d'information des citoyens, de plus en plus élevés, ont permis à l'opinion publique de devenir plus exigeante et de chercher à disposer davantage d'informations et d'explications aussi bien sur les utilisations faites des deniers publics que sur la qualité des prestations qui en découlent. De ce fait, pour préserver leur crédibilité, les élus sont tenus d'éviter les promesses électorales incertaines et de s'engager dans des programmes cohérents et réalistes.

La situation de monopole, qui a longtemps prévalu dans certains secteurs d'activité de service public, est en train d'être battue en brèche (les Télécommunications, par exemple).

Le monopole d'Etat, qui a toujours été justifié par des raisons d'efficacité économiques et d'intérêt général, cède le terrain au jeu concurrentiel sous l'effet de la mondialisation de l'économie et des échanges.

La soumission aux règles du marché des activités qui étaient auparavant monopolistique est justifiée par le besoin d'offrir aux usagers des services publics compétitifs, capables de remplir leur mission d'intérêt général au meilleur rapport coût/efficacité.

Pour ce qui est de la complexité des activités des organisations publiques, il est certain que l'hétérogénéité de leurs missions fait que les mécanismes de liaison, tels que définis par H. Mintzberg447, y sont surabondants et difficiles à analyser.

Sur un autre plan, l'obligation de soumettre leurs décisions aux conformités réglementaires impose aux administrations des coûts de transaction plus élevés que dans les entreprises privées 448 .

Certains auteurs449 pensent que la complexité de l'organisation de l'administration ne doit pas lui conférer un management particulier. Pour analyser cette complexité organisationnelle, ces auteurs ont dû emprunter l'approche systémique des "inputs" (les moyens) et de leur transformation en "outputs" (les résultats).

Toutefois, ils pensent 450 que si l'empreinte systémique suffit à justifier la nécessité d'un pilotage scientifique des organisations publiques, elle ne garantit pas au management public un statut particulier.

Dans ce même ordre d'idée, beaucoup d'auteurs anglo-saxons soutiennent que le management public ne serait qu'une adaptation des outils de gestion aux contraintes de l'administration : "‘de même qu'il existe un management des industries automobiles ou touristiques, il existerait un management des organisations publiques...De fait, la doctrine managériale anglo-saxonne puise indifféremment ses réflexions dans les entreprises privées et dans le secteur public sans qu'une frontière ne vienne séparer les deux types de préoccupations’"451.

Cette dernière position conforte nos idées selon lesquelles le management plonge ses racines aussi bien dans la gestion publique que dans la gestion privée et que la dualité secteur public/secteur privé répond tout simplement à deux modes différents d'allocation de ressources et non à deux catégories anthropologiques.

Certes, la multiplicité des corps et des statuts constitue au sein du secteur public une contrainte à la mise en oeuvre de démarches de gestion des ressources humaines. Néanmoins, certains auteurs pensent que, le plus souvent, les premiers freins à la gestion des ressources humaines se révèlent davantage culturels que réellement statutaires 452.

Ils estiment qu'au contraire le statut général de la fonction publique offre sans doute davantage de marges de manoeuvre qu'on ne peut le croire. C'est ainsi qu'ils rappellent que les statuts ont été conçus à l'origine non pour constituer des entraves à la gestion des ressources humaines mais surtout pour protéger les fonctionnaires contre les pressions qui seraient sans rapport avec le service public.

A ce titre, ils jouent une double fonction : d'une part, ils garantissent l'équité et l'égalité des citoyens devant l'action publique, et, d'autre part, ils protègent le fonctionnaire contre l'arbitraire.

En effet, le statut de la fonction publique qui a été, au départ, fondé sur la philosophie de la promotion selon la compétence, a été détourné par les pratiques à des fins clientélistes qui en font un obstacle au changement. Cependant, l'unanimité des auteurs est acquise quant à la nécessité de diminuer le nombre de corps et de procéder à la révision de nombreuses dispositions devenues, avec le temps, complètement inadaptées aux exigences de l'époque actuelle.

‘En outre, nous pensons que les dysfonctionnements qui entachent la bonne marche des administrations publiques sont engendrés beaucoup plus par le management traditionnel, toujours en vigueur dans certaines organisations publiques, que par la culture bureaucratique. Nous ne nions pas que celle-ci a besoin d'être modifiée afin qu'elle constitue un vecteur de changement. ’

Contrairement à la littérature qui préconise de "casser la culture" ou de "changer les valeurs, nous partageons le point de vue de S. Alecian et D. Foucher453, qui estiment que, pour opérer des changements :

‘il faut plutôt s'appuyer sur la culture de l'organisation pour la faire évoluer et que ce sont les transformations concrètes qui entraîneront une mutation profonde des valeurs. ’

En se basant sur leur propre observation, tant en France qu'à l'étranger, ces deux auteurs sont arrivés à la conclusion que "‘les organisations performantes sont celles qui savent intégrer tous les apports externes utiles, mais en les adaptant à leur propre culture. Il ne convient de casser une culture qu'en cas de crise grave entraînant la nécessité d'opération chirurgicale urgente. La chirurgie est extrêmement utile, mais elle est le constat de l'échec de la médecine préventive et se traduit inéluctablement par un traumatisme durable’".

Contrairement aux idées véhiculées, nous rappelons, dans ce cadre, que les vertus que comporte la culture de service public 454 constituent un excellent vecteur permettant de aux administrations publiques de réaliser leurs objectifs stratégiques.

enfin, la prise de décision, élément essentiel de l'encadrement et du management, doit se faire le plus près du terrain.

‘A cet effet, la formation constitue un pivot stratégique sur lequel les organisations doivent s'appuyer pour réaliser les changements désirés. ’

Dans le secteur public, comme dans le secteur privé, les personnels d'encadrement doivent être les véritables moteurs du changement d'autant plus qu'il existe une adéquation potentielle entre leurs stratégies d'acteurs (enjeux d'images, de carrière, de moyens,...) et la stratégie de leurs unités.

L'encadrement peut être défini comme l'ensemble des cadres d'une organisation ayant la responsabilité de définir les orientations et les modalités de travail pour lui-même et pour d'autres acteurs.

Ainsi défini, ce vocable cache déjà de multiples catégories multiformes, qui ne sont pas spécifiques au secteur public. En effet, même au sein du secteur privé, la notion d'encadrement renvoie beaucoup plus à une position socioprofessionnelle qu'à une fonction relevant de certaines missions particulières456.

Dans ce sens, M. Crozier457 préconise une vision organisationnelle du changement qui se concentre sur la dimension de la culture et du leadership : "‘une stratégie de modernisation de la société française doit d'abord porter sur le développement des ressources indispensables que constituent pour elles ses fonctionnaires. Ce qui paraît d'emblée le plus décisif, c'est de parvenir à changer le mode de raisonnement des élites administratives’".

‘Pour développer, chez l'encadrement, une culture managériale, il est nécessaire de mettre en place des dispositifs d'implication et d'apprentissage. Aussi, la responsabilisation de l'ensemble des cadres constitue-t-elle un moyen efficace de stimulation des initiatives personnelles. ’

Elle correspond à ce que les Anglo-saxons appellent l'empowerment (allocation de pouvoirs). En outre, la démocratisation du pilotage des organisations publiques peut créer une dynamique managériale chez l'encadrement. Elle consiste, notamment, dans le cadre des logiques de déconcentration, à impliquer directement l'encadrementet à recruter d'autres manageurs que ceux issus des grandes écoles traditionnelles458.

Enfin, le contrôle classique au sein des organisations publiques est en train de céder la place à une démarche évaluative. L'évaluation constitue un infléchissement par rapport aux modalités traditionnelles de contrôle de l'action publique. Elle consiste à mesurer les résultats des politiques suivies, à analyser les effets des actions engagées, aussi bien au regard des moyens mis en oeuvre que de leurs conséquences sociales et économiques.

J. Chevalier459 fait remarquer que le consensus général qui entoure le thème de l'évaluation témoigne de la modification en profondeur du référentiel de l'action publique.

Pour sa part, A. Bartoli460 distingue deux niveaux d'évaluation du service public :

Pour ce faire, des outils modernes de contrôle sont mis en oeuvre dans les administrations, tels que les systèmes de comptabilité analytique, de contrôle de gestion, de tableaux de bord, et d'audit 461 . L'introduction de ces outils de gestion induit la définition d'objectifs aussi bien pour les individus que pour les unités.

Les objectifs s'entendent comme le choix des domaines d'action prioritaires et l'identification des résultats attendus dans ces domaines462. Du point de vue de l'analyse socio-économique463, l'objectif n'est pas une vague orientation générale; il est défini par rapport à des résultats mesurables par des indicateurs quantitatifs, qualitatifs, et financiers.

Cette culture de contrôle de gestion et d'utilisation de tableaux de bord, qui est en train de faire son chemin dans les services publics, dénote une prise de conscience de l'importance de critères tels que l'efficacité et l'efficience.

dans cette même optique J. Chevalier et D. Loschak464 indiquent clairement : ‘"... le contrôle ne porte plus sur le respect des règles mais sur les résultats obtenus, il ne se présente plus comme la phase logiquement ultime d'un processus linéaire, mais est conçu comme le moyen d'un "feed-back" permanent permettant d'ajuster l'action au but visé’".

L'idée de pratiquer au sein des organisations publiques un contrôle fondé sur une démarche évaluative a toujours été écartée par les précurseurs de la spécificité du management public. Ils arguent de la difficulté de concilier deux logiques différentes, voire contradictoires : obéir à la fois à la rationalité juridique et à la rationalité managériale, alors que le secteur privé obéit à la seule rationalité managériale. Ils estiment que la mission de service public ne permet pas aux organisations publiques de se soucier à la fois de l'efficacité des actions (résultat) et de la régularité des procédures (respect des règles).

A ce sujet, il importe de savoir si cette contrainte est spécifique au management des organisations publiques. A en croire cet argument, le secteur privé n'a pas de contraintes légales à respecter dans sa gestion. Cela est loin de la réalité dans la mesure où le secteur privé est tenu d'appliquer un ensemble de législations concernant le travail, la comptabilité, la fiscalité, la protection du consommateur, la concurrence, l'hygiène, le commerce, les opérations douanières, etc. a insi, le respect des procédures juridiques concerne tout autant le secteur privé que le secteur public.

Aussi, le secteur public est-il tenu, au même titre que le secteur privé, d'observer les règles d'efficacité et d'efficience. En effet, si les missions et la vocation du service public ne peuvent être remises en causes, il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui ses structures et son fonctionnement ne pourront plus être gérés comme auparavant465.

Confrontées aux évolutions sensibles de leurs missions, avec des structures à repenser, les organisations publiques doivent démontrer leur efficacité, c'est à dire leur capacité à remplir les missions qui sont les leurs et à atteindre les objectifs qui leur sont assignés.

Elles doivent aussi améliorer leur efficience, c'est à dire le rapport entre les résultats obtenus et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. En d'autres termes, les organisations publiques doivent apprendre à conduire le changement au lieu de gérer l'existant.

Notes
446.

A. Bartoli, "le management des organisations publiques", op cit, p.46.

447.

H. Mintzberg, "structure et dynamique des organisations", op cit, pp.170 et s.

448.

Viriato-Manuel Santo et Pierre-Eric Verrier, "Le management public", op cit, p.8.

449.

D. Easton, "A system analysis of political life", New York, Editions J. Wiley, 1965, 507 pages; et "A framework for political analysis", Englewood Cliffs, Prentice Hall, 143 pages.

450.

Viriato-Manuel Santo et Pierre-Eric Verrier, "Le management public", op cit, p.8.

451.

Viriato-Manuel Santo et Pierre-Eric Verrier, "Le management public", pp.8-9.

452.

C. Batal, "La gestion des ressources humaines dans le secteur public...", op cit, p.84.

453.

Serge Alecian et Dominique Foucher, "guide du management dans le service public", op cit, pp.42-43.

454.

Cf. Supra, p.123-126.

455.

M. Boyé et G. Ropert, "Gérer les compétences dans les services publics", op cit, pp.197-198.011

456.

A. Bartoli, "le management des organisations publiques", op cit, p.273.

457.

M. Crozier, "Etat modeste, Etat moderne. Stratégies pour un autre changement", Paris, Editions Fayard, 1987, p.195.

458.

M. Crozier, "Etat modeste, Etat moderne. Stratégies pour un autre changement", Paris, Editions Fayard, 1987, p.275.

459.

J. Chevalier, "La gestion publique à l'heure de la banalisation", op cit, p.36.

460.

A. Bartoli, "le management des organisations publiques", op cit, pp. 99 et s.

461.

Viriato-Manuel Santo et Pierre-Eric Verrier, "Le management public", op cit, p.33.

462.

A. Bartoli, "le management des organisations publiques", op cit, p.160.

463.

H. Savall et v. zardet, "Maîtriser les coûts et les performances cachés...", op cit, p.99.

464.

Jacques Chevalier et Danièle Loschak, "Rationalité juridique et rationalité managériale dans l'administration française", Revue française d'administration publique", n° 24, octobre/décembre, 1982.

465.

S. Alecian et D. Foucher, "guide du management dans le service public", op cit, pp.35-36.