4.3.1.1. décalage croissant entre les classifications et les compétences

Dans la fonction publique marocaine, les échelles, les corps et les grades constituent donc les modes traditionnels de reconnaissance de la compétence des agents. Or, le lien entre cette classification et les compétences s'est aujourd’hui distendu.

Historiquement, les corps ont été définis de manière à rassembler les agents exerçant un métier ou un ensemble de métiers donnés. Les corps devaient ainsi constituer un cadre pertinent de gestion des carrières des agents disposant de compétences professionnelles similaires. Cependant, cette cohérence entre métier et corps n’est plus assurée.

Dans leur définition même, les corps ne s'inscrivent plus dans une logique de métiers. D’une part, le rattachement à un corps traduit moins le métier que l’affectation dans une structure administrative. A l'exception de rares corps interministériels, chaque ministère dispose de ses propres corps techniques et administratifs.

D’autre part, les corps ne renvoient pas juridiquement à des métiers, mais aux règles statutaires communes auxquelles sont soumis leurs membres. Il n’existe donc pas de correspondance étroite entre métiers et corps et ce, pour une double raison :

En premier lieu, deux corps peuvent remplir les mêmes fonctions. C'est le cas, par exemple, des cadres techniques ou administratifs. Le contenu de leurs postes est défini de manière trop imprécise pour que soient distingués les emplois qui relèvent spécifiquement de l’un ou l'autre de ces corps.

En second lieu, l’éventail des missions confiées aux membres d’un corps peut évoluer dans le temps, sans que celui-ci ne voie sa définition juridique transformée, c'est-à-dire sans que les conditions de recrutement et de carrière des agents concernés ne soient réexaminées et actualisées.

‘«Ce n'est pas le grade ou le corps qui détermine la nature de l'emploi, je connais plusieurs cadres qui ont le grade d'administrateur ou d'ingénieur et qui font le travail d'inspecteur, comme on peut trouver parfois des inspecteurs qui font le travail d'ingénieur ou d'administrateur».
Cadre supérieur Très souvent ’ ‘«Je suis technicien de 1er grade et je fais le travail d'un inspecteur-adjoint».
Cadre de maîtrise Très souvent

La pratique a encore contribué à distendre le lien entre corps et compétences. Tout d’abord, l’identification initiale entre métiers et corps a été progressivement perdue de vue par les gestionnaires du personnel.

Des membres de corps administratifs et de corps techniques peuvent ainsi se succéder sur un même poste d'encadrement nécessitant davantage de compétences managériales que techniques.

Cette situation s'explique, entre autres, par le fait qu'il n'est pas tenu compte de ces compétences "managériales" dans la classification des corps.

Par ailleurs, l’évolution des missions de l’administration a été le prétexte à la multiplication des corps.

A l’inverse, la disparition de métiers n’a pas donné lieu au regroupement ou à l'extinction des corps destinés à les exercer initialement.

Cette classification ne permet ni une connaissance précise des compétences des personnels de l'Etat ni une gestion dynamique de leurs carrières. En effet, les fonctionnaires ne sont en concurrence pour occuper certains emplois qu’avec les membres de leur propre corps. Inversement, le nombre total de postes auxquels peut prétendre un agent est limité par son appartenance à un corps donné.

Enfin, on peut s’interroger sur le bien-fondé des monopoles que détiennent les corps pour l’accès à certains emplois.

Les catégories ne rendent pas compte de manière pertinente des compétences des agents car elles ont été définies à une période où le niveau de formation des candidats à la fonction publique était plus faible qu'aujourd'hui.

la classification des corps en catégories correspond à une vision taylorienne de l’organisation du travail de l’Etat. Elle s’appuie sur la distinction entre les fonctions d’exécution (échelles 2 à 7), d’application (échelles 8 à 9) et de conception (10, 11 et hors échelle)495, distinction elle-même liée au diplôme exigé pour concourir et accéder à ces fonctions.

La répartition des corps en catégories est devenue artificielle. Deux évolutions contraires ont progressivement affaibli la cohérence de cette construction. D’une part, le niveau de diplôme des fonctionnaires a eu tendance à progresser ; nombreux sont aujourd’hui les candidats aux concours des échelles 2 qui sont titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme équivalent, voire supérieur. De ce fait, des agents relevant de l'exécution se voient confier des missions autrefois réservées à des agents de l'échelle 11 ou 10.

‘«je suis classé à l'échelle 2 mais, parce que j'ai une licence en chimie, j'occupe actuellement un emploi qui, normalement, revient à un agent de l'échelle 10 ».
«je suis agent technique "échelle 5", comme j'ai fait une formation en informatique, après mon baccalauréat, on m'a confié la gestion de la cellule informatique».
Agent d'exécution Assez souvent

Sur un autre plan et de manière plus marginale, les compétences exigées pour accéder à certains postes "techniques" ont pu s’éroder du fait de la diffusion rapide des nouvelles technologies et méthodes de gestion.

Ainsi, dans les services informatiques, les emplois concernant la bureautique correspondent aujourd'hui à des postes moyennement qualifiés; ils peuvent néanmoins être encore confiés à des fonctionnaires classés dans les échelles 10 ou 11.

Dans ce contexte, la classification des corps en échelles a perdu de sa pertinence. C'est ce qui a poussé le gouvernement marocain à accepter à l'occasion du dialogue social, la proposition des syndicats496 consistant à supprimer les échelles de rémunération allant de 1 à 4.

Cependant, ces améliorations demeurent insuffisantes. En effet, des agents jugés suffisamment compétents pour remplir des fonctions relevant d'un grade supérieur au leur, sont affectés aux missions correspondantes tout en continuant à percevoir une rémunération d’agents d’exécution.

Cette situation conduit à la coexistence de deux légitimités concurrentes sinon antagonistes : d’une part, la légitimité statutaire fondée sur le concours et l’appartenance à un corps, et, d’autre part, la légitimité personnelle liée à la compétence effectivement mise en oeuvre par l’agent dans son travail.

‘D'une manière générale497, la classification des agents en échelles et grades rend problématique la définition de carrières complètes pour les fonctionnaires. Chaque catégorie étant liée à des indices minimum et maximum de rémunération, il est parfois nécessaire de créer des corps de débouchés dans une catégorie supérieure afin d’assurer une carrière complète aux fonctionnaires. En outre, cette situation traduit le caractère obsolète d’une classification qui n’a pas été adaptée aux évolutions des compétences.’

Notes
495.

En France, les fonctions d'exécution correspondent à la catégorie C, celles d'application à la catégorie B et celle de conception à la catégorie A.

496.

Article de A. Naanaa, "La voie vers la paix sociale est balisée", in la Vie économique n°4065, du 28 avril 2000, p.5.

497.

Il convient de signaler que cette problématique n'est pas spécifique à l'administration publique marocaine.