2.1- Les facteurs de contexte.

Le premier d’entre eux, c’est le changement du rôle des enseignants et des agents de socialisation. L’accentuation du changement social a profondément modifié leur rôle mais ils n’ont pas toujours su s’y adapter. Les administrations n’ont guère élaboré de nouvelles stratégies d’adaptation ni de formation, afin de les préparer à leurs tâches. C’est ainsi que la perplexité et le doute semblent s’emparer d’eux, et ils s’interrogent sur le contenu et la portée de leur travail.

La profession dans le premier degré a vu sa valeur sociale faiblir continuellement durant ces trente dernières années. Parmi les éléments qui ont contribué à cette baisse, il faut rappeler en particulier la diminution du poids de l’enseignement primaire dans la structure d’ensemble du système éducatif français, donc du déplacement du centre de gravité de la scolarité obligatoire, qui va passer de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire. Ainsi, il y a eu une perte institutionnelle du monopole de la socialisation (civique en particulier), que l’enseignement primaire a détenu très longtemps.

Un des autres effets de la restructuration de l’enseignement se traduira au cours des années soixante, pour l’école primaire, par la perte progressive du pouvoir de certification scolaire qu’elle détenait alors en faisant passer à ses élèves le certifcat d’études primaires ou le brevet élémentaire et la possibilité d’ascension sociale en préparant aux concours ses meilleurs élèves.

Le processus de dévalorisation de la profession d’instituteur, qui s’est accompli lentement, est donc lié en partie à la restructuration du système scolaire du début des années soixante, qui gomma la coupure réelle et symbolique entre le primaire et le secondaire et va réduire l’importance des fonctions accordées au primaire et, par là même, celle de la fonction d’instituteur à l’intérieur du système scolaire. Cette diminution de son rôle stratégique aura pour conséquence d’affaiblir le prestige de la profession dans les classes sociales mêmes où il était le plus fort parce qu’elles en avaient été longtemps les principales bénéficiaires.

De plus, au cours de cette même période, des transformations importantes ont affecté la structure de la communauté française, notamment avec la croissance de deux groupes : celui des cadres supérieurs et des professions libérales, et celui des cadres moyens, liée à l’utilisation accrue de l’école. La profession d’instituteur, en se banalisant, va voir sa position sociale et son prestige diminuer. La féminisation importante du métier est autant un effet qu’une cause dans le processus de dévalorisation de la profession d’instituteur.

Aujourd’hui, tout le monde est passé par l’école primaire. Le niveau moyen de la population primaire est monté grâce en partie aux maîtres. Mais leur succès se retourne contre eux.

L’évolution de la société en général et des familles en particulier tend à minimiser le rôle éducatif de celles-ci, alors que de nouvelles responsabilités sont attribuées aux enseignants. Or leur formation initiale n’a guère changé en ce sens ; peu de moyens supplémentaires leur ont été fournis pour faire face à ces responsabilités et les structures administratives ont peu évolué. Il découle de cette situation un flou inquiétant sur leurs fonctions et leur formation. Cette dernière doit être orientée différemment et tout particulièrement dans le développement de compétences à gérer des conflits : aptitude actuellement indispensable pour eux. Leur condition actuelle est déterminée par trois facteurs :

  • L’évolution des agents de socialisation, notamment de la famille. L’augmentation du nombre de femmes qui travaillent implique une baisse de leur disponibilité pour les tâches éducatives, et la disparition de membres autrefois chargés de la socialisation des enfants (oncles, cousins, fratries nombreuses...) dans la famille actuelle transfère ces tâches sur les enseignants. Nombre d’entre eux discernent souvent des carences éducatives chez leurs élèves.
  • Le professeur n’est pas à lui seul la source d’information. Les moyens de communication de masse ont dérobé aux maîtres leur statut d’unique détenteur du savoir, seul capable de transmettre des informations. Ils ne sont plus qu’un des éléments de la mosaïque d’informations disponibles. Leur discours s’intègre à d’autres, dont ils doivent tenir compte.
    Nous pouvons donc donner une explication à leur découragement : un environnement délétère.
    Durant des décennies, les maîtres du primaire donnaient à tous les enfants un viatique minimal. Ceux du secondaire transmettaient leurs connaissances aux futures élites. Aujourd’hui, à l’heure de la télévision, d’internet et des moyens de communication de masse, ils ne sont plus les seuls détenteurs du savoir : les jeunes passent en moyenne 1 200 heures devant des écrans en tout genre, contre 800 heures dans les salles de classe. A côté des vidéo-clips, des ordinateurs avec les C.D. Rom et des magnétoscopes, de quoi avons-nous l’air avec notre craie et notre éternel tableau noir ? interroge une institutrice de la banlieue parisienne. L’éducation est devenue à la fois un enjeu social capital et un objet de contestations permanentes, d’autant que certains parents sont tout aussi diplômés que les professeurs, sinon davantage. Les familles, obsédées par la réussite de leur enfant, étudient les manuels scolaires, jugent et critiquent les méthodes d’apprentissage, réagissent à la première mauvaise note. Les professeurs ont souvent du mal à accepter cette intrusion dans leur pré carré. Si une classe affiche des notes au-dessous de la moyenne, certains parents en concluent aussitôt que c’est nous qui sommes nuls, se plaint une enseignante de Cours Moyen du centre de ville de Lyon.
  • Il n’y a plus de consensus social sur les valeurs et les objectifs de l’éducation. Une société avancée et pluraliste suppose l’expression d’opinions divergentes sur un sujet qui n’est plus le monopole des spécialistes. L’éducation devient un enjeu social sur lequel tous les groupes aspirent à s’exprimer, c’est ainsi que la possibilité de contestation du travail des enseignants peut apparaître. Cela est d’autant plus ressenti comme une agression que les maîtres n’ont pas toujours défini avec clarté les valeurs et les objectifs qu’ils poursuivent. Ceux qui ont fait un choix explicite et raisonné peuvent mieux réagir et argumenter face aux controverses possibles.

Les enseignants sont en présence d’élèves de plus en plus dissemblables. A leur relative similitude d’apparence et de comportement s’est substituée une diversité qui reflète celle des mouvances et des sous-cultures que brasse notre société. La scolarité de la totalité d’une classe d’âge est à ce prix. Mais elle est lourde de conséquences pour les enseignants. En effet, ils étaient certainement moins remis en question et avaient moins un sentiment d’étrangeté dans les classes relativement homogènes, dont les élèves, issus en majorité des classes moyennes et favorisées, avaient avec eux une proximité sociale et culturelle qui aidaient leur travail. Rien de tel pour le maître déraciné, exerçant en milieu rural ou en banlieue, dont les élèves, d’origines sociales et culturelles très diverses, sont fort éloignés de lui par leur cadre de vie, leurs habitudes et les valeurs qu’ils ont assimilées.

Un conflit ouvert ou larvé semble donc constitutif du travail des enseignants. Il est cependant injuste de leur reprocher de ne pas être toujours au plus proche des exigences et des enjeux de leur profession, alors que celle-ci évolue rapidement et que les moyens dont ils disposent sont quasiment inchangés et inadéquats R 2 .

Le second facteur de contexte : la contestation et les contradictions de la fonction enseignante se sont accrues.

Les nouvelles responsabilités confiées à l’ enseignant se doublent d’attentes considérables et souvent contradictoires à son égard. On attend de lui qu’il soit animateur bienveillant, à l’attitude amicale d’aide, mais aussi évaluateur impartial, qui sélectionne les élèves selon les résultats. Le développement de la personne est souvent en contradiction avec les exigences scolaires et l’intégration sociale, qui supposent des règles et les limitations reflétant les choix politiques et économiques du moment. Il en est de même pour l’ évolution de son autonomie. En outre, nombre d’enseignants se trouvent en porte-à-faux par rapport au mode de fonctionnement et aux règles que l’institution scolaire établit et commande de suivre. Et pourtant ils incarnent bien cette institution aux yeux des élèves et de leurs parents.

Toutes ces contradictions ne datent pas d’aujourd’hui, mais les transformations rapides de notre société les ont exaspérées. Toffler A 3 a décrit en 1974, dans le choc du futur, les pressions et les incertitudes que provoquent les modifications rapides des conditions de vie, rendant improbable tout retour en arrière. Or cela est bien le cas des enseignants, qui ont vu se succéder sans cesse programmes et directives ministérielles. Ce choc a touché non seulement les plus anciens dans le métier, nostalgiques d’un temps révolu, mais aussi tous ceux dont les élèves ont changé et dont les objectifs sont sans cesse modifiés, souvent implicitement d’ailleurs.

Le troisième facteur de contexte, c’est la diminution du soutien que la société offre aux enseignants, en particulier du premier degré.

Leur prestige s’est amoindri et leur image s’est ternie. Symbole de cette dégradation : leur modeste traitement, à l’heure où la société juge les personnes à l’épaisseur de leur chéquier. Les jeunes aujourd’hui, sans discrimination sociale, rêvent d’être médecin , grand reporter... ou de gagner de l’argent. Peu d’enseignants conseilleraient à leur enfant de devenir professeur. Un sondage réalisé auprès d’eux, en avril 1991, par la Sofres pour le ministère de l’Education Nationale, et publié dans “le Monde” du 21 novembre, rapporte que 6 % seulement souhaiteraient que leur enfant les imite professionnellement. En effet, une écrasante majorité aime leur métier, mais beaucoup sont mécontents de la place qui leur est faite dans la société, même s’ils sont nombreux à estimer leurs revenus satisfaisants.

Il y a bien eu cette mémorable revalorisation, si longtemps attendue et tellement espérée. Ils sont dorénavant recrutés au niveau de la licence et deviennent désormais des professeurs d’école mais, sur le terrain, ils ont l’impression, globalement, d’avoir été floués.

Patrice Ranjard P 4 affirme, dans les enseignements persécutés (1984), qu’ils ont le sentiment d’être agressés et tourmentés quand on parle de leur travail. Il conclut que ce sentiment se fonde sur le fait que la société les talonne parce que son évolution impose de profonds changements dans leur profession. “‘Il ne s’agit pas seulement de leur demander de préparer les enfants pour une société d’avenir que nous connaissons mal’ E 5 . Le sentiment général qu’ils ressentent est celui d’une diminution du soutien social à leur égard.

Martin Cole M 6 (1985) évoque également un sentiment global plutôt défavorable à leur encontre. Les reproches qu’on leur adresse sont souvent injustes puisque ils sont tenus pour responsables des dysfonctionnements du système éducatif dont ils sont les premières victimes. Non seulement les parents leur manifestent moins la confiance, mais ils savent qu’ils ne sont pas à l’abri d’une mise en cause publique de leur part. Pour en être convaincu, il suffit de lire la presse et de relever le nombre d’affaires judiciaires dans lesquelles des maîtres sont impliqués pour une claque donnée à un élève. Des conseils ont même été donnés aux familles pour les aider à “se défendre contre l’école” par une revue pour consommateurs (“Comment attaquer l’école”, Que choisir, 1999)

Par ailleurs, il est rare que leur dévouement, qui se traduit par de longues heures de travail de préparation, soit reconnu et récompensé. Mais, s’ils subissent des difficultés, souvent liées à des facteurs hors de leur portée, l’éventuel échec leur est entièrement attribué.

La perte de prestige de la profession s'avère évidente. Elle va de pair avec un changement de valeurs dominantes dans notre société. En effet, le niveau culturel, le dévouement et le savoir semblent moins estimés que le niveau économique et ses signes extérieurs. Or les enseignants sont, comme nous l’avons dit, plutôt défavorisés quant aux revenus. En effet, dans tous les pays occidentaux, ils gagnent nettement moins que les cadres d’autres secteurs possédant des diplômes similaires.

Un quatrième facteur de contexte : c’est l’introuvable réforme de l’Education Nationale. Le changement social exige la révision des objectifs et des institutions scolaires, mais aussi de nouvelles attitudes, de la part des parents, des jeunes et des enseignants. Comme il n’était plus possible de maintenir les objectifs d’un système scolaire conçu pour une élite à l’heure de l’enseignement de masse, la loi d’Orientation de 1989 a placé “l’enfant au centre du système éducatif”. C’est pour en renforcer les principes qu’une “nouvelle politique”et “158 propositions pour l’école” ont été mises en place. Rappelons qu’aujourd’hui une recherche menée par l’I.N.R.P. sur “l’école du XXI° siècle” est en cours. Ce dernier engagement est issu du projet du Ministre Claude Allègre “une charte pour bâtir l’école du XXI° siècle” qui a engendré de nombreux troubles au sein du corps enseignant. A chaque recommandation ou précision d’orientation récente, de nouvelles confusions apparaissent chez les maîtres.

L’élévation générale du niveau de qualification exigé ne permet d’ailleurs pas de garantir un statut social et économique, à quelques étroites exceptions près. Les maîtres se voient donc contraints de modifier leurs objectifs, non sans une certaine déception. Cet enseignement de masse qu’on leur demande est difficile à vivre.

Le progrès des connaissances pose également un problème délicat. Ils doivent continuellement se mettre à jour et intégrer des contenus toujours différents. Les “nouvelles technologies” et, en particulier, l’utilisation d’internet exigent de la part des maîtres un investissement personnel très important.

Un autre facteur de contexte c’est l’image même que les enseignants ont de leur pratique professionnelle. Elle leur paraît bien trouble.

Deux stéréotypes contradictoires semblent coéxister.

D’une part les enseignants sont représentés sous un angle idéalisé, en tant qu’amis et conseillers des élèves. Ils se destineraient surtout à l’aide personnelle, manifestant une disponibilité et un dévouement sans limites. C’est le cas, en particulier, de nombreuses séries de télévision comme par exemple “l’instit.”.

D’autre part, la presse les présente aux prises avec des contestations, supportant parfois la violence, pauvrement rémunérés et manquant de moyens nécessaires à l’exercice de leur profession.

Cette double image semble correspondre aux deux pôles extrêmes entre lesquels oscille leur perception d’eux-mêmes.

De nombreux travaux de recherche 7 7 mettent en évidence que la formation initiale des maîtres met en avant l’image idéalisée. Il en est ainsi à chaque fois que cette formation se fonde sur des normes d’excellence qui représentent ce que l’enseignant doit faire ou être, sans lui apprendre à faire face à ses tâches dans des conditions réelles d’exercice. Le maître débutant risque fort de subir un choc lors de sa première confrontation réelle avec la profession. Il se sentira d’autant plus décontenancé et pris au dépourvu qu’il aura probablement la responsabilité des classes réputées difficiles, un poste éloigné de chez lui, c’est-à-dire des conditions pénibles.

Veenman (1984) a qualifié ce brusque effondrement de l’image idyllique des enseignants de “choc de la réalité”,dans lequel sombrent les idées généreuses que le futur professeur a pu nourrir.

Des travaux R 8 rapportent qu’au cours de leur première année la plupart doivent réviser profondément l’image intériorisée pendant leur formation. Au bout de cinq ou six ans, cette image s’écroule. Il peut s’en suivre une véritable crise d’identité, déterminée par la contradiction entre le moi réel de l’enseignant (ce qu’il se voit faire tous les jours en classe) et son moi idéal (ce qu’il souhaiterait faire ou pense devoir faire).

Ada Abraham A 9 décrit 4 types de réactions à ce conflit :

  • Les sentiments contradictoires sont prééminents et induisent une attitude fluctuante en classe et de l’enseignant par rapport à lui-même. Le conflit entre idéal et réalité n’étant pas résolu, il ne peut pas suffisamment se valoriser et ainsi se donner une ligne de conduite stable et équilibrée.
  • Il nie la réalité qui est une source d’anxiété insupportable. II développe des attitudes de fuite, telles que l’inhibition ou l’enlisement dans la routine, afin de se désengager dans son travail et de se protéger.
  • L’anxiété semble caractériser toutes les réactions de celui qui ne peut pas renoncer à son idéal et cherche toujours à l’atteindre en s’engageant de plus en plus dans leur travail. La distance entre idéal et réalité incite à multiplier ses activités, qui visent souvent à pallier des insuffisances structurelles du système éducatif. Quelques-uns risquent de sombrer dans la dépression et d’éprouver un certain mépris envers eux-mêmes, parce qu’ils ne sont pas capables de réaliser leurs idéaux.
  • Il manifeste une attitude équilibrée, accepte le conflit en tant que réalité objective incontournable et essaie d’y apporter des solutions adaptées.

Notes
R.

apport de l’O.I.T.

O.I.T., Emploi et conditions de travail des enseignants, Genève, Bureau International du Travail, 1981.

A.

. TOFFLER, Le choc du futur, Paris, Denoël, 1974.

P.

. Ranjard, Les enseignants persécutés, Paris, Robert Jauze, 1984.

E.

. Faure, Apprendre à être, Paris, Fayard, 1972.

M.

. Cole, A crisis of identity : teachers in times of political and economical change, Coloquio Internacional sobre Funcion Docente y Salud mental, Universitad de Salamanca, 1985.

7.

E. Bayer et S. Walker, Libertés et contraintes de l’exercice pédagogique, Genève, Faculté de Psychologie et Sciences de l’Education, 1980.

J. Gruwez, La formation des maîtres en France, European Journal of Teacher Education, 6, 3, p.p. 281-289., 1983.

R. Honneford, Starting teaching, London, Guilford, 1982.

S. Veenman , Perceived problems of the beginning teacher, Review of Education Research.,54, 2, pp. 143-178, 1984.

J.H.C. Vonk, Problems of the beginning teacher, European Journal of Teacher Education, 6, 2, pp. 133-150, 1984.

R.

. Amiel et G. Mace-Kradjian, Quelques données épidémiologiques sur la psychologie et la psychopathologie du monde enseignant, in : Annaleeees Médico-Psychologiques, 3, octobre, pp. 321-353, 1972.

A. Léon, La profession enseignante : motivations, recyclage, promotion, in : M. Debesse et G. Mialaret, traité des sciences pédagogiques, 7, Paris, P.U.F., 1978.

W.A. Stern, Teacher absenteeism at the secondary school level., Detroit, Michigan State University, 1980.

H. Walter , Auf der Suche nach dem Selbstverständnis, in : IPFLING H.JJ. (Ed), Verunsicherte Lehrer ? München, Ehrenwirth, 1974.

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. Abraham, Modèle multi-dimensionnel pour l’étude du soi et du soi collectif, Issy-les -Moulineaux, E.A.P., 1985.